Repérage
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La cible, c'est nous !

LA CIBLE, C'EST NOUS

Texte du Docteur Louis Lude,
en patois de Sembrancher,dit par Jacques Darbellay

1. Est-ce que vous nous avez vus passer en rangs, les dimanches, au pas, pleins d'entrain,
Quand le tambour battait la charge ;
Le chemin n'était pas assez large
Pour nous laisser passer tous?
Est-ce que vous nous avez vus passer, ou quoi?

2. Celui de la fleur (1) venait devant, Plein de fierté comme Artaban.
Il portait haut tant qu'il pouvait
Le vieux drapeau. Nous étions tous Derrière, sur deux rangs, sur trois rangs : Fiscal, lieutenant, capitaine...

3. Fallait nous voir défiler.
Tout le monde descendait dans la rue Pour nous regarder. Les femmes Riaient. Toute la marmaille,
Mains aux poches, moque au nez Criait : "Regardez passer la Cible!"

4. Nous autres sur les pavés ronds
Qui n'étaient pas faits pour les cors au pied Au son du tambour rantanplan
Nous emboîtions le pas fier élan.
Quelques-uns étaient fins noirs,
C'est ceux-là qui boîtaient le moins.

5. Après ça il nous fallait boire. A la Cible on n'a qu'une peur C'est d'être à sec devant la mort. Boire en tout cas ne fait pas de mal. Le Tsambéron (2) coulait à flot, Les trois décis faisaient cul-blanc.

6. Trois fois par an il y avait le banquet ; Nous mangions la fricassée
Et quand elle n'était pas à notre goût, Après le repas, nous disions
Le Bénédicité des pauvres...
A grands coups de poings sur la gueule!

7. Tout cela faisait une bacchanale.
Alors les femmes s'en mêlaient
Pour séparer les combattants.
Elles nous criaient tout que braves gens: "Est-ce possible? Mauvaise façon! Sais-tu encore où est la maison?"

8. C'est donc ainsi que la Cible
Défilait après le combat.
Nous étions arrivés tambour battant Pleins d'orgueil, par la rue principale. On se retirait par derrière
A tâtons, sur le bout des orteils..

9. Les femmes, le lendemain,
En faisant la lessive, disaient :
"C'est le nôtre qui a été le roi
Cette année - à la carabine
Bien sûr - car pour dire du mal,
Les premiers sont toujours les mêmes."

10. Et c'était ainsi tous les ans.
Il nous fallait la bagarre.
Bon sang! Moi je sais bien pourquoi. Je ne me cache pas de vous le dire : Le tambour, l'odeur de la poudre Nous remuaient comme la foudre.

11. C'est que la Cible, dans le vieux temps, Faut bien vous dire que ce n'était pas rien. C'était la noble Confrairie
Des Mousquetaires, avez-vous entendu? C'étaient tous de vieux soldats
De Naples, de France, est-ce que je sais, moi?

12. Vous pouvez juger combien c'est vieux. C'était encore du temps des loups.
En ce temps-là il y avait la guerre.
On se chamaillait déjà alors comme aujourd'hui. Voilà pourquoi les nôtres sont partis
Faire la guerre pour le roi.

13. Se sont battus à satiété
Combien sont morts? ça c'est vieux, Va savoir. Mais par les batailles
Aucun jamais n'a fait aux culottes.
Ceux qui sont revenus sont devenus vieux, Bon sang! On aurait dit des loups.

14. Eh bien! c'est ceux-là qui ont fait la Cible. Au lieu dit Nancy; pour la passe (3) Ils tiraient comme nous jadis trois coups Et les trois balles ne faisaient qu'un trou. Après ça, il leur fallait boire
Parce que seule la soif leur faisait peur.

15. Ceux-là, c'étaient les vieux à nous, Nos ancêtres. Nous avons hérité d'eux La maison, le nom, les sobriquets, Les coutumes de Sembrancher.
C'est pour ça qu'après trois cents ans La Cible est toujours comme avant.

16. Faut la conserver encore longtemps Parce que la Cible ce n'était pas rien. Maintenant je dois parler sans détour: (4) "Adieu, les confrères qui sont partis! Adieu vous autres. Salut drapeau
Plein d'orgueil que j'ai souvent porté !

Notes: 1) celui de la fleur: une fleur au fusil désignait celui qui avait gagné le concours de tir. L'honneur lui revenait de porter le drapeau au retour du stand. Dans l'adieu final, l'auteur rappel que cet honneur lui était revenu souvent. - 2) Le Tsambéron: vin de Sembrancher. Le petit vignoble existe encore sur la rive droite de la Dranse. - 3) Pour la passe: l'original dit "pour la bonne" ce qui signifie que le tireur après un entraînement, annonçait qu'il allait tirer pour de bon. Chacun alors disposait de trois balles et la légende racontait qu'autrefois, les meilleurs tireurs ne faisaient qu'un trou dans la cible. - 4) L'auteur a plus de 70 ans lorsqu'il compose ce poème et qu'il récite à l'occasion d'une réunion annuelle de la Cible. Il prend congé en évocant ses souvenirs.

Patois de Sembrancher et d'ailleurs
Avec l'aimable autorisation de © Jean-Claude Pont.

Photo: Collection © Michel Savioz, La Cible

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Michel Savioz
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22 septembre 2012
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