Des rescapées françaises retrouvent le goût de la vie en Suisse romande Repérage

1 juin 2015
Brigitte Exchaquet-Monnier et Éric Monnier
Partenariat Passé Simple - notreHistoire

A l'instigation de la résistante Geneviève de Gaulle, un réseau se met en place dès 1945 pour recevoir environ 500 survivantes des camps allemands. Cette histoire émouvante est peu connue. De 1945 à 1947, des particuliers, surtout des femmes, se sont organisés pour assurer des séjours de rétablissement dans toute la Suisse romande à des survivantes françaises des camps de concentration allemands. Un couple suisse, Brigitte Exchaquet-Monnier et Éric Monnier, s'est passionné pour cette aventure discrète. Il a recueilli archives et témoignages pour raconter dans un livre cette histoire. Il livre à Passé simple un résumé de ses recherches.

Le 22 avril 1945, une jeune femme arrive à Genève. Elle n'a pas encore 25 ans, mais c'est une «revenante», car elle revient de l'enfer, soit de Ravensbrück. Cette jeune femme n'est pas une inconnue, puisqu'il s'agit de Geneviève de Gaulle, nièce du général (et sa fille spirituelle à laquelle il dédiera ses Mémoires de guerre. Avec son amie Germaine Tillion, elle vient d'entrer au Panthéon). En Suisse, elle rejoint son père, Xavier de Gaulle, qui est consul de France à Genève depuis le mois de janvier. Geneviève découvre un pays épargné par la guerre, dans lequel les magasins sont pleins (quand bien même la Suisse a connu aussi le rationnement), un pays où tout fonctionne, un pays qui n'a pas subi de bombardements (à quelques exceptions près dont celui - meurtrier - de Schaffhouse ou de… Morgins, que rappelait Passé simple en avril dernier).

Quelques jours après son arrivée, Geneviève de Gaulle se rend à Cornavin, où transite un convoi rapatriant des déportées de Mauthausen. Vingt ans plus tard, elle n'a pas oublié ce moment. Elle écrit dans le numéro de mai-juin 1965 de la revue de l'Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance, Voix et visages: «Sur ce quai de la gare de Genève, j'attends avec une émotion intense un train de Françaises libérées de Mauthausen. Je viens de retrouver moi aussi ma liberté, mais depuis plusieurs mois j'avais été séparée de mes camarades. (Allusion au fait qu'elle avait été mise à l'isolement au Bunker de Ravensbrück.) Lorsque le train s'arrête sur ce quai presque désert - quelques personnes seulement ont été autorisées à franchir le barrage établi par le service de santé - j'éprouve la joie la plus bouleversante depuis mon retour; mais il s'y mêle bientôt la peine que me cause les visages ravagés de mes camarades. Quand le dernier wagon disparaît du côté de la France, je commence à regretter de ne pouvoir les retenir en Suisse. Quelques heures m'ont suffi pour découvrir à mon profit cette oasis épargnée par la guerre. Toutes les ressources de ce pays heureux aideraient mes camarades à retrouver leurs forces physiques et morales. Mais comment y parvenir? C'est à ce moment même que, comme dans un scénario bien monté, un groupe de dames vint se présenter. Je les avais remarquées au passage, distribuant avec émotion et gentillesse des présents de bienvenue le long des wagons, en particulier des sacs de toilette fort bien préparés. Elles souhaitaient faire davantage; elles pensaient que, en stricte justice, c'étaient aux plus privilégiées qu'il appartenait de venir en aide aux plus éprouvées… Les dames rencontrées sur le quai de Genève animaient un ouvroir de Lausanne, le S.O.S., qui n'avait cessé pendant toute la guerre d'aider les enfants des pays occupés, les réfugiés en Suisse et même les maquisards… Je ne pouvais imaginer que ce rêve de voir nos camarades revenir dans cette même gare de Genève, y être reçues par toutes sortes de délégations avec des bouquets tricolores et dans un enthousiasme indescriptible, serait réalisé trois mois plus tard!»

C'est en effet, sur ce quai de Cornavin, où sont déjà passées, le 10 avril, les 300 premières déportées libérées de Ravensbrück, que s'ébauchent les prémices de l'accueil de quelque 500 anciennes revenantes de l'enfer des camps. En réalité, Germaine Suter-Morax et ses compagnes de l'Ouvroir S.O.S. de Lausanne, qui a son siège à la Maison du peuple, sont déjà en relation avec Irène Delmas. Celle-ci, alias Marika dans la Résistance, n'avait pas été déportée, mais seulement emprisonnée à la Santé à Paris, où elle avait créé, avec d'autres détenues, l'Amicale des prisonnières de la Résistance. À la Libération, cette amicale se voit confier, au n° 4 de la rue Guynemer, un immeuble parisien réquisitionné pour y mettre en place des activités sociales en faveur de ses membres. Lorsqu'à partir du printemps 1945, soit huit mois plus tard, les déportées rentrent en France, c'est tout naturellement qu'elles vont s'intégrer aux anciennes prisonnières, l'Amicale se transformant alors en Association des déportées et internées de la Résistance, ADIR.

"Inspection", dessin à l'encre de Violette Lecoq rappelant une scène récurrente du camp de concentration. V. Lecoq et Éd. Les deux Sirènes.

Appel aux «privilégiées»

À Lausanne, un Comité d'aide en Suisse de l'ADIR se constitue à l'adresse de la Maison du peuple, placé sous le haut patronage de Madame Hélène Hoppenot, femme de l'ambassadeur de France à Berne. Ce comité lance un «appel pressant à toutes les privilégiées qui ont été à l'abri de la guerre et de la déportation» sous forme de dons en nature (literie, vêtements, livres, jeux, radios, etc.) et en espèces. Il ouvre un compte de chèque postal au nom de Geneviève de Gaulle, et bien sûr recherche des lieux d'accueil. Cette dernière, bénéficiant sans doute de l'aura d'être la «nièce du premier résistant de France*»*, commence à donner des conférences à Lausanne et à Genève, qui vont bientôt se multiplier et toucher toute la Suisse, attirant à chaque fois des audiences considérables.

Neuf maisons d'accueil vont ainsi s'ouvrir à partir de l'été 1945. Ces maisons, parfois prêtées par leur propriétaire, vont accueillir environ 500 femmes qui y séjournent de quelques semaines à quelques mois. La plupart d'entre elles ont été déportées pour fait de résistance, mais quelques déportées du seul fait d'être juives ont également bénéficié de ces séjours.

Dans chacun des lieux, les revenantes trouvent tout d'abord des soins médicaux. Dans chaque maison en effet, un médecin passe régulièrement et bénévolement, évalue leur état, les conseille sur la durée du séjour… Selon Noëlla Rouget-Peaudeau, on compte beaucoup sur le bon air, le soleil, les promenades, la bonne alimentation, etc. À Château-d'Oex au moins, tous les témoignages concordent pour saluer l'excellente cuisine de «Maman Dubuis», la mère de «Mademoiselle Irène».

Bal costumé du 31 décembre 1945, à Villars, en haut à gauche, le couple Paule Gouber et Michel de Schoulepnikoff, au centre la main sur la hanche Violette Lecoq (auteur du dessin "Inspection", ci-dessus). Archives François Piot.

Peu à peu, elles retrouvent ainsi le goût de vivre. On les voit sur des photographies rire, danser, chanter, jouer la comédie, aux cartes ou à la balle. Cette dimension collective est du reste un élément fort de leur reconstruction. Elles reçoivent des visites ou sont invitées dans des familles, des jeunes gens les emmènent skier. On leur offre des places au cinéma ou des gâteaux dans un salon de thé. Celles du Mont-sur-Lausanne vont régulièrement écouter Gilles au cabaret lausannois Le Coup de soleil. Le chanteur offre aussi un spectacle à Nyon ou encore à Villars à leur profit. Edith Piaf, pour sa part, fait une tournée en Suisse «au profit des œuvres de Geneviève de Gaulle» (Annabelle, mars 1946) et vient chanter spécialement à Hortensia au Mont-sur-Lausanne, grimpée sur une table en guise d'estrade…

Dans le livre d'or d'Irène, Lucienne Bonnet dit avoir retrouvé, en plus du «repos moral» dont elle avait «tant besoin», le «goût de vivre et de chanter, ce que je ne croyais plus possible». Mimy dit avoir puisé «le courage et l'énergie de reprendre le combat pour la vie». Jacotte ajoute: «Quand cela n'ira… pas trop bien, je soulèverai le couvercle du casier [des souvenirs] et j'aurai encore un peu les chalets, les traîneaux, les sonnailles.»

Visites de journalistes

Les séjours de convalescence des déportées, à partir de l'été 1945, vont permettre à la presse d'aller à la rencontre de celles-ci et de rapporter leurs témoignages. On notera que ce sont, à quelques exceptions dont celle d'André Marcel, surtout des journalistes femmes, telles Colette Muret, Simone Hauert, Hélène Cingria ou Alice Rivaz, qui s'intéresseront aux déportées. Elles publieront souvent dans des mensuels ou des hebdomadaires féminins (Annabelle, La Semaine de la femme…) ou dans les pages féminines des quotidiens, entre la mode et les recettes de cuisine. Mais c'est dans l'hebdomadaire Servir (n° 1, 3 janvier 1946) qu'Alice Rivaz publie «À Bon Accueil: en écoutant les déportées», un long article où se manifeste le talent littéraire de l'écrivaine romande.

Joyeuse ronde devant le Chalet-des-Bois, Crassier, été 1945. Archives François Piot.

En Suisse, les déportées ont ainsi pu recouvrer une meilleure santé physique et sans doute aussi psychique, quand bien même aucune cellule psychologique n'existe à l'époque- Les personnes en charge de leur accueil n'ont souvent que «la formation du cœur». De son côté, la population de ce pays épargné a pu prendre (une certaine) mesure de la tragédie que ces femmes avaient vécue, par le biais de la presse, des conférences qu'elles donnaient ou en en recevant quelques-unes dans ses foyers. Au-delà de cette prise de conscience, Colette Muret écrit dans la Gazette de Lausanne du 24 mars 1947, après le départ de celles de Montana: «Samedi, alors que le train s'ébranlait, les déportées ont crié à pleine voix ce Vive la Suisse qui nous remplit toujours de confusion. Ce que la Suisse a pu leur donner est si minime en regard de ce que leur héroïsme nous a épargné.»Brigitte Exchaquet-Monnier et Éric Monnier

D'autres articles du dossier "Après l'enfer des camps, l'accueil de revenantes en Suisse romande" publié par Passé simple no 6, juin 2015:

- Brigitte Exchaquet-Monnier et Éric Monnier, "La géographie du rétablissement"

- Noëlla Rouget-Peaudeau, "Le chemin du retour de Ravensbrück"

© Passé simple. Mensuel romand d'histoire et d'archéologie / www.passesimple.ch

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15 avril 2016
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