Tribulations d'un jeune homme ordinaire_15

1 novembre 2011
La Chaux-de-Fonds
Claire Bärtschi-Flohr
Claire Bärtschi-Flohr

texte écrit par Claire Bärtschi-Flohr.

Mon père ayant rédigé lui-même un récit succinct de ses deux évasions d'Allemagne pendant la guerre de 1939-1945 que l'on peut lire sous :

http://www.notrehistoire.ch/article/view/332/

j'ai, de mon côté, écrit un texte qui s'y rapporte, nourri par mes propres souvenirs.

  1. Le IIIe Reich triomphe dans toute l'Europe.

Albert est soldat dans les transmissions-radio de la Ligne Maginot. Cette ligne de défense extrêmement sophistiquée fait face à l'Allemagne, mais sa construction n'a pas été prolongée en face de la frontière belge. Les Allemands la contournent et envahissent la France par la Belgique.

Albert, né à Raon L'Etape, dans les Vosges, a vécu à Genève depuis son enfance. En 1915, pendant la Première Guerre mondiale, son père meurt au combat. Albert a quatre ans. Sa mère, une Suissesse, se réfugie à Genève avec ses deux fils.

Albert a épousé Renée en 1937. Une petite fille est née en juillet 1939. Deux mois plus tard, il est mobilisé.

L'Armistice est signé ; la Ligne Maginot se rend, sans combat. Albert et ses compagnons, faits prisonniers, sont emmenés à pied, barda sur le dos, dans un camp allemand. Un Stalag, comme on appelle ces camps de prisonniers de guerre, que l'on fait travailler dans les champs, les carrières, les mines, les usines.

S'enfuir... Gagner la Suisse ! Retrouver la liberté ! Retrouver Renée ! Chaque jour, chaque minute, cette pensée obsédera Albert jusqu'à la réalisation de son rêve.

Une première évasion par le Tyrol échoue en octobre 1940. Passage à tabac. Vingt et un jours de prison. Puis Albert et ses camarades sont enfermés deux mois en cellule disciplinaire. Ayant réintégré le camp, ils ne sont plus autorisés à sortir pour aller travailler à l'extérieur, même sous bonne garde.

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A la fin du repas, Papa, Maman, les trois filles et la grand-mère restent assis autour de la table. Chacun éprouve une sensation de bien-être. La lampe éclaire les visages attentifs. Mais alentour, la chaude pénombre efface meubles et parois. Des images surgissent... car Papa raconte sa guerre, avec sa verve habituelle, sa gaieté, son sens du suspense et par moments son petit air fanfaron. Moment magique. Cette fois, Papa évoque sa deuxième évasion.

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Ils ont minutieusement préparé leur fuite. Pour sortir du camp, ils ont soulevé une plaque d'égout et se sont introduits l'un après l'autre dans un boyau d'environ un mètre de diamètre, dont le fond est rempli d'une masse noirâtre, mi-solide, mi-liquide, à l'odeur indescriptible. Un peu plus loin, comme prévu, ils atteignent une grille à larges mailles qu'ils ouvrent avec une fausse clé confectionnée par l'un d'entre eux. Ils sont nu-pieds, ils portent des pantalons golf. Ils avancent, pliés en deux, les souliers, attachés ensemble, suspendus à leur cou. Ils marchent sans penser ; ils n'ont pas le loisir d'analyser leurs impressions visuelles et olfactives. Ils sont entièrement tendus vers le but. Après une marche d'une heure trente environ qui leur paraît interminable, ils atteignent la sortie de l'égout, et se retrouvent sur une rivière gelée. Ils constatent alors qu'il leur est impossible de se redresser. Leur colonne vertébrale refuse de reprendre une position normale. Ils mettent une demi-heure à lentement se déplier. Leur dos est si douloureux qu'ils en oublient leurs pieds gelés.

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L'émotion est perceptible chez les auditeurs. On échange des sourires, des regards éloquents. Chacun éprouve une affectueuse admiration pour ce père dont la petite vie tranquille fut un jour bouleversée par une déclaration de guerre et qui dut trouver au fond de lui-même les ressources pour faire face, avec brio, aux événements.

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Quelques heures plus tard, au camp, l'alerte est donnée. Trois hommes se sont évadés ! Les surveillants pensent assez vite à l'égout qui traverse le camp. Ils font descendre quelques soldats dans le cloaque, mais les hommes, chaussés de lourdes bottes, s'enlisent à tel point que l'on renonce à imaginer le passage des fugitifs à cet endroit.

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Papa se renverse sur sa chaise, fier de l'effet produit sur sa progéniture subjuguée ! Maman rit de plaisir et pose tendrement sa main sur le bras de son mari.

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Février 1941.

Depuis trois nuits, les trois jeunes hommes marchent dans l'obscurité, tressaillant au moindre bruit, parfois éclairés et guidés par la clarté lunaire. Le jour durant, ils se terrent dans un repli de forêt enneigé et cette attente est extrêmement éprouvante. Les fugitifs sont fatigués. Ils sont sous-alimentés depuis de nombreux mois. Il fait froid, très froid. Ils sont transis, gelés, malgré les lourds vêtements fabriqués en douce dans les couvertures du camp par Davidovics. Davidovics était tailleur à Paris avant la guerre. Et il occupait dans le camp une situation privilégiée car il parlait allemand et les surveillants faisaient appel à lui pour régler certains problèmes.

Maintenant, dans le sillon de terre jaunâtre humide et glacé, les trois hommes progressent lentement, en rampant. Le jour va se lever. Il faut faire vite, sinon ils seront découverts. A chaque seconde, ils croient entendre le bruit terrifiant d'une mitrailleuse. Les battements de leur coeur cognent dans leurs oreilles, rythmant leur avancée. Encore 80 mètres, 50 mètres, 10 mètres, 5, 4, 3, 2, 1... La frontière. C'est la frontière ! Dans le silence le plus complet, les trois hommes étreignent la vieille borne centenaire. Sans un mot, les mains se cherchent, se trouvent. Les visages ruissellent de larmes.

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Maman s'empare d'un biscuit qu'elle grignote distraitement. Pour ponctuer cette partie du récit, Papa lève son verre de rouge et porte un toast à ses souvenirs. Chacun lui répond, avec enthousiasme.

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Shaffhouse ! Albert l'avait souvent évoqué lors de la préparation de cette seconde évasion. C'était la seule possibilité de passer la frontière germano-suisse sans se heurter à la redoutable barrière naturelle formée par le Rhin, fleuve large et puissant. Ses souvenirs scolaires en matière de géographie étaient heureusement vivaces. De plus, il retrouva, dans un paquet envoyé à un prisonnier, un fragment de carte Michelin. Cela lui permit d'établir un itinéraire. Car tout était fait pour que les prisonniers du Stalag ignorent leur situation géographique.

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Ne pas pouvoir disposer d'une carte de géographie…Les enfants réfléchissent à ce qu'ils viennent d'entendre : en période de guerre, d'emprisonnement, les choses les plus simples ne sont plus accessibles...

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Genève, début mars 1941. Chez Renée et sa mère.

- Maman ! Une lettre d'Albert ! Une lettre de la prison de Shaffhouse.

- En prison ? Il est en prison ?

- Oui, enfermé dans une cellule, comme un malfaiteur !

- C'est impossible !

- Lis la lettre !... Je dois partir à Shaffhouse, Maman. Albert m'attend. Je dois apporter des papiers qui aideront à le tirer d'affaire. Mais il faut d'abord que j'obtienne un congé de mon patron.

- Tu peux partir tranquille. Je m'occuperai de la petite.

Sitôt passée la frontière, Albert et ses compagnons ont été arrêtés par des soldats suisses qui les ont remis à la police. Ils attendent en prison le règlement de leur cas. On leur a tout de même donné à manger et offert une cigarette !

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Le sifflement de la bouilloire fait sursauter les enfants. Les verres se remplissent d'un bon thé fumant au parfum de cannelle. Pause. Papa allume une cigarette. Puis Maman dit : « Quand j'ai retrouvé votre père à Shaffhouse, mes enfants, il était si amaigri ; le médecin ne lui donnait pas six mois à vivre ». Papa fanfaronne : « Bah ! Je suis un costaud ! »

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Genève, mars 1941.

Albert renoue doucement avec la vie, la vraie, celle qu'il s'était choisie et qu'on a essayé de lui voler. Tous n'ont pas eu cette chance. Davidovics, retourné à Paris, dénoncé, repris, fut tué par un lance-flammes ennemi alors qu'il tentait de fuir une dernière fois. Pendant de nombreuses années, pour dissiper, peu à peu, le cauchemar, Albert racontera inlassablement « sa » guerre et ses évasions à sa femme, à sa belle-mère et à ses filles.

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Ayant évoqué, une fois encore, ses souvenirs, Papa se tait. Il ramasse machinalement, du bout de son doigt mouillé de salive, les miettes de pain qui entourent son assiette. C'est un geste quotidien, inconscient, un tic, qui lui est resté de « là-bas », en Allemagne, quand le moindre quignon de pain, la plus ultime miette représentait une parcelle supplémentaire de chaleur, de vie et d'espoir.

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