Les enseignes d'hôtels, d'auberges et de cabarets

Blavignac
Sylvie Bazzanella

Par M. Blavignac, architecte

Toute enseigne, depuis celle de l'hôtel de premier ordre, jusqu'à celle de l'estaminet le plus infime, est le reflet d'une pensée, la manifestation d'une idée ; aujourd'hui cependant, bien moins que dans les siècles antérieurs où l'image, de quelque manière d'ailleurs qu'eût lieu sa mise au jour, nous pourrions presque dire sa publication, remplaçait, d'une manière plus ou moins parfaite, la presse actuelle. Aussi l'étude des enseignes est-elle une source de renseignements très divers : la philologie y est intéressée directement et indirectement, car souvent les rues n'offrent comme origine de leur nom que celui de l'enseigne de la principale hôtellerie qui s'y trouvait à une certaine époque.

Dès l'époque romaine, nous voyons les aubergistes faire usage d'enseignes dont quelques-unes sont parvenues jusqu'à nous, non pas seulement parce qu'enfouies, elles se sont conservées, puis révélées plus tard, mais parce que les sujets qu'elles représentaient nous sont parvenus, reproduits de générations en générations ; nous citerons quelques exemples de ce fait curieux qui n'a pas encore été mentionné. L'enseigne romaine, dit M. Dezobry dans son excellent ouvrage : Rome au siècle d'Auguste « se compose ordinairement d'un tableau peint à la brosse, avec de la cire rouge, et représentant soit quelque combat, soit quelque figure hideuse.

L'enseigne, son histoire & et sa philosophie - John Grand-Carteret, 1902

C'est encore quelquefois un petit bas-relief en terre cuite, dont le sujet est relatif à la profession du tavernier. »

Marchand de vin - Taverne gauloise

L'usage de ces enseignes en terre cuite s'est conservé jusqu'à nos jours, mais d'une manière très restreinte, on en voit quelques unes qui datent du quinzième siècle et, à partir de l'invention de la faïence, ces terres cuites sont quelquefois ornées des plus brillants émaux. L'enseigne sculptée sur pierre a toujours été relativement peu commune, on en voit pourtant plusieurs exemples depuis le treizième siècle.

Généralement et forcément de dimensions assez restreintes, ces bas-reliefs remplissaient mal leur but pour l'hôtellerie ; de bonne heure on sentit le besoin de les remplacer par des exhibitions plus développées : on voit alors, tantôt au sommet du pignon, tantôt plus bas, se montrer des enseignes parfois très grandes. Le plus souvent c'est un tableau, suspendu à une console, chef-d'œuvre des ferronniers contemporains. Sous cette forme, qu'on retrouve à presque toutes les époques, et qui est encore usuelle aujourd'hui dans les villettes et dans les villages, l'enseigne, pour les prolétaires et les voyageurs sans relations, se balançait au vent comme la girouette du souverain et du gentilhomme tournait sur son axe, pour annoncer un gîte aux ambassadeurs et aux voyageurs de distinction.

Le tableau mouvant en bois était souvent remplacé par un travail en fer dont les découpures se détachaient sur le ciel ; ailleurs, sur des consoles saillantes, se pressaient des figures en ronde-bosse, souvent gigantesque et qui annonçaient de loin la maison hospitalière.

On reproche avec justice à certains négociants de nos jours l'usage d'enseignes dont la disposition et la grandeur défigurent complètement le caractère architectonique des édifices où elles se trouvent ; semblable reproche ne saurait être adressé à l'enseigne de l'hôtellerie, ancienne ou moderne ; quelque grande qu'elle soit, elle est presque toujours disposée avec assez de goût pour que l'harmonie des constructions n'en souffre pas. Presque partout, le riche élément que la décoration des villes empruntait aux enseignes a disparu sous les coups des édiles, amateurs du niveau et de l'alignement. Puisque nous arrivons sur ce terrain, disons un mot de la police des enseignes.

Une ordonnance française de 1567, prescrit à ceux qui veulent placer des enseignes, le dépôt au greffe de la justice de leurs noms, prénoms, demeurances, affectes et enseignes. Henri III, par un édit rendu en mars 1577, ordonne aux aubergistes de placer une enseigne au lieu le plus apparent de leurs maisons. Une ordonnance de Louis XIV, promulguée en 1693, laisse les hôteliers libres de placer telles enseignes que bon leur semblera. Enfin, le 17 septembre 1761, le lieutenant de police, M. de Sartines, ordonna à toutes personnes se servant d'enseignes, de les faire appliquer en forme de tableaux contre les murs, sans que la saillie des dits tableaux puisse excéder quatre pouces. Cette ordonnance rayonna successivement dans les principales localités du royaume. La Révolution se traduisit par une foule d'arrêtés dans le genre de celui que Fouché donna à Moulins, le 26 septembre 1793 : "Toutes les enseignes qui portent des signes de royalisme, de féodalité et de superstition, seront renouvelées et remplacées par des signes républicains; les enseignes ne seront plus saillantes, mais simplement peintes sur les murs des maisons."

Le régime français qui, en 1782, fit numéroter les maisons de Genève, y réglementa aussi la question des enseignes suivant les principes de M. de Sartines, par l'article LXIII du Règlement de Police, publié en 1809. Aujourd'hui, dans toute ville distinguée, et quelle ville croirait ne pas l'être, l'enseigne se plaque au mur ou, pour plus de distinction, elle est absente. Cependant, la Suisse présente encore de beaux exemples de ce genre de monument : les TROIS ROIS de Bâle et les enseignes en ronde-bosse de Berne, parmi lesquelles celle de l'Abbaye des CHARPENTIERS doit être signalée, fixent l'attention des voyageurs.

Le pays romand est moins riche. Lausanne a encore son LION D'OR, surpeint couleur chocolat et attendant, les bras levés, qu'on lui restitue l'écusson qu'il soutenait naguère. A Genève deux enseignes suspendues en fer, celle de la GRUE et de L'EPÉE COURONNÉE ont disparu récemment, mais on y rencontre cà et là de petits tableaux rectangulaires fixés aux murs; jadis enseignes flottantes, on les a placées là comme souvenirs, aujourd'hui illusoires, du droit d'auberge inhérent à certains immeubles.

Malgré le proverbe qui dit d'un méchant tableau qu'il est bon à faire une enseigne, nous maintenons l'expression de belles enseignes dont nous venons de nous servir, car si, au point de vue de l'art, il y en a bien des mauvaises, il y en a aussi de fort bonnes : le ciseau de Goujon, de Germain Pilon et de Jean de Boulogne se reconnaît sur mainte enseigne sculptée au seizième siècle et plus d'une enseigne peinte fut acquise à prix d'or pour figurer dans les galeries des plus célèbres amateurs.

Nous avons dit que souvent les enseignes suspendues étaient à jour, leurs sujets se détachant sur l'azur du ciel; dans les autres cas, le fond était généralement bleu, aussi les sujets peints de cette couleur sont-ils de la plus grande rareté, la TOUR BLEUE en est pourtant un exemple, un ciel au naturel l'encadrait. Nous avons vu, dans quelques manuscrits, des sujets d'enseignes d'or se détachant sur un fond vert; ailleurs, l'inverse se présente, le fond étant doré à l'imitation des peintures byzantines.

Canton d'Appenzell - Document Giuseppe Vuyet

Source : © La Suisse - Revue nationale Littéraire et Artistique

Troisième année, 1865

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Sylvie Bazzanella
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16 juin 2010
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