L'Hospice du Grand-Saint-Bernard

© Chanoine Jean-Pierre Voutaz
Sylvie Bazzanella

Par le Chanoine Jean-Pierre Voutaz

Ce nom est connu depuis des siècles sur le vieux continent. Qui n'a jamais entendu parler des fameux chiens et des sauvetages dont ils ont été les héros ? Déjà au 12ème siècle, le guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle nous dit : « Dieu a institué en ce monde trois colonnes bien nécessaires au soutien de ses pauvres : l'hospice de Jérusalem, l'hospice du Mont-Joux (Grand-Saint-Bernard) et l'hospice de Sainte-Christine au col du Somport. Ces hospices sont installés à des emplacements où ils sont nécessaires. Ce sont des lieux sacrés, des maisons de Dieu pour le réconfort des saints pèlerins, le repos des miséreux, le réconfort des malades, le salut des morts et l'aide aux vivants. Ainsi ceux qui, quels qu'ils soient, auront édifié ces saints lieux possèderont, sans nul doute, le royaume de Dieu. » (Le Liber Sancti Jacobi, ou Codex Calixtinus, chapitre 4).

La fondation de l'hospice du Grand-Saint-Bernard, vers 1050, coïncide avec l'invention du collier à cheval. En effet, le collier repose sur l'ossature des épaules du cheval, lui permettant de porter de lourdes charges, contrairement aux systèmes de cordes qui étaient en usage et qui étranglaient l'animal si on essayait de le charger de marchandises. Il devenait dès lors rentable de faire du commerce en se servant du cheval comme moyen de transport. Aussi les gens se sont mis à voyager avec une fréquence inconnue jusqu'alors. Mais durant les mois d'hiver, les cols alpins étaient des pièges mortels : tant de personnes perdaient leur vie dans la montagne victimes du froid, du brouillard, des avalanches et même des brigands.

Cette situation a ému Bernard, l'archidiacre d'Aoste car si Dieu est notre Père, ces passants en danger de mort au passage des Alpes, ce sont nos frères et sœurs. Il a senti un appel à se dévouer pour sauver leur vie. Il a alors construit une maison dans un des endroits les plus dangereux du monde connu : au sommet du col du Mont Joux (Mont de Jupiter), à plus de 2'470 mètres d'altitude. Chaque jour, en hiver, jusqu'à l'ouverture du tunnel du Simplon (1906), des chanoines et employés appelés « marronniers » allaient au-devant des éventuels passants pour leur montrer le chemin, souvent au risque de leur vie. Au cours des siècles et particulièrement durant les troubles politiques comme la Révolution française, l'hospice reste un lieu d'accueil, un havre de paix qui voit en l'homme accueilli un envoyé de Dieu, un fils de Dieu. Qu'il soit roi ou meurtrier, c'est sans importance, le passant inconnu est mon frère. C'est cela la grande intuition de saint Bernard. Chacun est accueilli à l'hospice comme s'il est à la maison et cela marque les mentalités jusqu'à nos jours.

Pour construire l'Hospice, saint Bernard et ses confrères ont d'abord construit des petites caves (1m50 de haut sur 3 m de profondeur) afin que la chaleur corporelle suffise pour réchauffer les locaux durant les nuits. Il en reste une seule appelée la « grotte de saint Bernard ». Ils ont ensuite édifié l'Hospice. Nous repérons dans ses caves des pierres taillées à l'époque romaine qui ont été intégrées à sa maçonnerie. Il s'agit de la récupération des blocs qui se trouvaient dans les ruines du Temple de Jupiter et des anciennes constructions du col. Quelques-unes ont même des inscriptions dont l'écriture indique qu'elles ont été gravées au premier siècle de notre ère, comme un « NIN » dont les lettres ont 14 cm de hauteur. En 1996, M Patrick Hunt, professeur d'archéologie américain, a trouvé les carrières, abandonnées et oubliées depuis près de 2'000 ans, desquelles ont été extraits ces blocs de pierre.

Une fois construit, l'hospice du Grand-Saint-Bernard s'est révélé très utile. Cela se remarque à la quantité de cadeaux que les passants ont offerts en reconnaissance de l'hospitalité ou du fait d'avoir été sauvés de la mort. Le premier exemple dont le document original existe encore est la donation du droit d'échûte - droit d'enterrer les morts de la montagne, de célébrer des messes pour le repos de leur âme et d'hériter de leurs affaires - fait en 1125 par le comte Amédée III de Maurienne. Ce droit a été reconnu par les autorités civiles jusqu'à nos jours. Sa dernière confirmation par le pouvoir civil date de 1936, tandis que sa dernière utilisation remonte à 1951. En 1137, le comte Amédée III de Savoie donne à l'Hospice Château-Verdun à Saint-Oyen (Aoste, Italie) et octroie à la Congrégation le droit exclusif d'acheter des terres sur le Mont-Joux. En 1149, la comtesse de Loritello donne l'église Sainte-Marie de Castiglione (Bénévent, Italie). Dès 1158 sont attestées propriété de l'Hospice des terres situées à Havering (Essex, Grande-Bretagne). Les donations affluent, si bien que le 18 juin 1177, le pape Alexandre III confirme 78 possessions de l'Hospice qui sont situées entre Londres et le Sud de l'Italie. Le 7 mai 1231, le pape Grégoire IX en confirme 84.

Au 12ème siècle, les revenus sont suffisants pour agrandir l'hospice et construire l'église à l'extérieur du bloc d'habitation, soit à l'emplacement actuel de la crypte dont les murs extérieurs datent de cette époque, la voûte ayant été aménagée vers 1680. Un grand incendie a détruit la quasi-totalité de l'hospice en 1554, si bien qu'à ce jour, les plus anciennes boiseries conservées datent des années de la reconstruction qui a suivi cette catastrophe, comme une poutre datée de 1591. Vers 1680 l'église a été reconstruite et l'on a aménagé à cette occasion les deux portes d'entrée actuelles avec leurs escaliers et les couloirs intérieurs tels qu'ils subsistent jusqu'à nos jours. Les derniers agrandissements remontent au début du dix-neuvième siècle. Ils ont donné à l'Hospice son apparence actuelle, tandis qu'une restauration générale a été entreprise de 1972 à 1994 pour remettre en état l'église puis le corps du bâtiment. La totalité de l'hospice a été démontée, par étapes, pour placer des dalles en béton, puis tout a été restauré et remis à sa place, afin de sécuriser davantage en cas d'incendie.

Edit. d'Art.-R.F. Chapallaz fils. - Lausanne

L'Hospice du Grand-Saint-Bernard, c'est un édifice chargé d'histoire. Hier les gens franchissaient les Alpes par nécessité et l'Hospice était une étape sur leur route. Aujourd'hui, nos contemporains « montent à l'Hospice » pour se donner le temps de vivre, pour se ressourcer avant de plonger à nouveau dans le quotidien. Que viennent-il y chercher ? Saint Bernard, il y a mille ans, voyait dans l'être humain en difficulté au passage des Alpes le frère que Dieu lui envoyait. Nos contemporains ne cherchent-ils pas tout simplement à être reconnus pour ce qu'ils sont, des frères dignes d'être aimés ?

© Chanoine Jean-Pierre Voutaz

Revue « Mission du Grand-Saint-Bernard » Année 2006 - Numéro 1

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Sylvie Bazzanella
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10 avril 2010
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