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Béla BARTOK, Musique pour cordes, percussion et célesta, OSR, Ernest ANSERMET, mercredi 10 octobre 1956

10 octobre 1956
RSR resp. RTS
Radio Suisse Romande, R.Gagnaux, sources indiquées dans le texte

Sur une commande de Paul Sacher pour le 10e anniversaire de son orchestre, le «Basler Kammerorchester», Bela Bartok compose en 1936 un de ses chef-d'oeuvres emblématiques, sa Musique pour cordes, percussion et célesta, Sz. 106, BB 114. Bela Bartok choisit une instrumentation inédite et fixe clairement son déploiement: deux orchestres à cordes antiphoniques, séparés par une harpe, un piano, un celesta, des timbales et plusieurs percussions jouées par un seul musicien. L' oeuvre est intitulée «Musique», car elle ne relève d'aucun genre existant; elle fut jouée en première audition publique le 21 janvier 1937, par son commanditaire.

Bela Bartok avec son épouse Ditta, un portrait antérieur au début 1941, cette carte autographe étant datée du 8 avril 1941

Déjà le 3 mars suivant, dans le 9e concert d'abonnement de la saison 1936-1937, Ernest ANSERMET en donne la première audition en Suisse Romande. Dans le programme de ce concert fut publiée une description de l' oeuvre, citant un texte d' Aloys MOOSER - dans la première moitié du siècle passé le critique musical le plus influent de Suisse romande, fondateur et rédacteur en chef de la revue musicale «Dissonances», dans laquelle ce texte fut à l'origine publié:

"[...] « La Musik für Saiteninstrumente de Béla Bartok vaut, tout à la fois, par la solidité de sa construction, par l'abondance et l'inexorable logique d'un langage toujours riche des idées les plus séduisantes, par l'ingéniosité d'une facture qui se plaît à la recherche d'effets sonores inédits, par une fantaisie créatrice qui, tout exubérante qu'elle soit, connaît cependant ses voies et les suit avec une constance imperturbable.

« La Musik für Saiteninstrumente, qui utilise deux groupes d'archets, est constituée d'une suite de quatre épisodes fortement contrastants: un Andante tranquille qui se développe en une fugue dont le sentiment grave s'exalte progressivement pour revenir, apaisé, à son point de départ; un Allegro tout bouillonnant de vie; un Adagio qui, par son atmosphère mystérieuse et étrange, évoque parfois le souvenir de celui du 5e Quatuor; enfin un Allegro molto - véritable et éblouissant feu d'artifice dont les fusées se succèdent sans arrêt - où interviennent quelques éléments mélodiques et rythmiques apparentés au folklore hongrois, dont le compositeur tire les déductions les plus inattendues et les plus piquantes, faisant montre d'une imagination réellement intarissable et d'un irrésistible dynamisme.

« Fait significatif qui mérite d'être souligné, parce qu'il implique visiblement une réaction contre les outrances d'hier, le langage de la Musik de Béla Bartok, tout audacieux qu'il soit et quel emploi qu'il fasse des acquisitions les plus récentes, affirme une préoccupation mélodique qui le rend infiniment plus direct, plus accessible au grand public, que ce n'était le cas des oeuvres précédentes du maître hongrois.

« Comme celui de telles partitions récentes de Paul Hindemith, il se libère enfin de ce que le style de tant de compositeurs qui sont, en quelque sorte, les «fauves» de la musique - a d'inutilement et perpétuellement agressif, de cérébral et d'hermétique. Certes, il est constamment relevé d'harmonies aigues et incisives, il pratique les heurts de notes résolument dissonantes, il ne recule pas à l'occasion de superposer les tonalités et de les faire cheminer de concert, mais il use de toutes ces hardiesses avec une étonnante mesure, avec aussi un sens très sûr du résultat sonore, et il se garde adroitement de tomber dans l'excès et l'arbitraire.

« Cela est même l'un des traits les plus frappants de la Musik für Saiteninstrumente, que le caractère de nécessité dont témoigne son discours musical, où rien n'intervient, qui ne soit l'aboutissement naturel des propositions antérieures, et où les idées se développent avec un ordre souverain.

« Ce développement, à dire vrai, n'a rien de commun avec celui que pratiquaient les classiques viennois, car il ne procède pas par une trituration forcenée des thèmes essentiels. Bien plutôt, il évoque le souvenir de celui dont Jean-Sébastien a si souvent donné l'exemple, en tirant de ses idées premières une série presque infinie de conséquences mélodiques nouvelles qui s'enchaînent étroitement et prolifèrent à leur tour, sans revenir à leur point de départ, sans jamais marquer non plus un temps d'arrêt dans l'invention proprement dite.

« À cette circonstance, les deux mouvements rapides qui, dans la Musik de Béla Bartok, sont les plus largement traités, doivent de marcher à une allure continue et vertigineuse que des rythmes asymétriques et heurtés rendent plus trépidante encore.

« Peut-être n'est-il pas inutile d'ajouter que l'oeuvre du compositeur hongrois utilise deux groupes d'archets qui s'opposent, et qu'elle ne fait pas appel aux cordes seules. Elle leur adjoint le piano, le célesta, la harpe et la batterie, cette dernière, au reste, employée de manière fort discrète, mais aussi avec une remarquable ingéniosité, car les quelques sonorités que Bartok en tire sont généralement accouplées à celles des cordes, auxquelles elles ajoutent des effets de percussion d'une incroyable saveur.

« Sans consentir à aucune compromission, sans rien renier des tendances auxquelles a obéi jusqu'ici toute son activité créatrice, Béla Bartok atteste péremptoirement, dans sa Musik für Saiteninstrumente, que - quoiqu'en prétendent certains - les fins de la musique d'aujourd'hui ne sont pas inconciliables avec cette faculté de communication que l'oeuvre d'art véritable doit posséder pour prétendre à être entendue non pas seulement par quelques spécialistes, mais encore par le simple laïque.

« Il y a là une indication dont tels jeunes compositeurs de notre temps seraient bien avisés de faire leur profit...» [...]"

Un écho de l'accueil que reçurent oeuvre et interprétation, rédigé par un chroniqueur - dont le nom n'est pas indiqué - qui ne connaissait pas encore cette musique...

"[...] Comme les grandes douleurs qui sont muettes les grandes déceptions doivent se taire. Nous ne dirons donc pas l'étendue de la nôtre en écoutant la première audition de la Musik fur Saiteninstrumente de Bela Bartok. C'est en partie notre faute: nous avions rapproché ce compositeur de Kodaly dont nous venions d'entendre l'oeuvre la plus typique, les Danses de Galantha. Encore pénétré de leur saveur et de leurs rythmes nous nous attendions à rencontrer une couleur analogue dans la musique de son compatriote qui est aussi son émule. Patatras! Nous nous sommes trouvé en présence d'une musique extrêmement habile où abondent les recherches et les subtilités. Elle est d'un raffinement étonnant dans l'écriture et doit faire la joie de l'anatomiste qui veut voir «comment c'est fait». Mais le commun des mortels vient entendre «comment ça sonne», aussi malgré des indications mélodiques charmantes et des trouvailles dans le domaine de la percussion a-t-il paru trouver cette oeuvre bien longue à écouter. C'est seulement dans le dernier allegro molto que des éléments nés du rêve populaire sont enfin apparus pour nous rappeler que l'auteur appartient au même groupe que Zoldan Kodaly et Laszlo Lajtha qui poursuivent la création d'un art national hongrois.

Bien entendu, nous sommes les premiers à savoir qu'on court le risque de ne pas comprendre une oeuvre difficile tant qu'on ne l'a pas écoutée plusieurs fois et qu'une audition unique est insuffisante pour en pénétrer les intentions. Elle a suffi du moins pour faire admirer la souple et subtile interprétation de M. Ansermet qui a su éviter à son orchestre de tomber dans les embûches tendues devant lui. Cette oeuvre si difficile a été supérieurement rendue: on frémit de penser à ce qu'elle fût devenue sous une autre baguette. [...]" cité de la Gazette de Lausanne du 5 mars 1937, en page 3.

L' enregistrement qui vous est proposé dans cette page provient d'un concert donné le mercredi 10 octobre 1956 au Victoria-Hall de Genève, premier concert de l'abonnement de la saison 1956-1957:

"[...] Mercredi 10 octobre 1956. - Direction: Ernest Ansermet, soliste: Clara Haskil, pianiste.

«Songe d'une nuit d'été», suite de concert, F.Mendelssohn; «Concerto en la mineur» op. 54, pour piano et orchestre, R. Schumann; «Musique pour cordes, piano, celesta et percussion», B.Bartok; «La Valse», poème chorégraphique, M. Ravel [...]" cité du Journal de Genève du 11 octobre 1956, en page 6**.**

Le concert fut diffusé en direct dans le traditionnel concert du mercredi soir; l' oeuvre de Bartok fut rediffusée quelques jours plus tard, le dimanche 14 octobre 1956: à l'occasion de l'ouverture de la saison radiophonique d'hiver, la Radiodiffusion-Télévision française, l'Institut national belge de Radio-diffusion et l'émetteur de Sottens, studio de Genève, organisaient un grand gala qui fut diffusé simultanément sur les ondes françaises, belges et suisses romandes.

"[...] En première partie, Paris offrira un brillant programme de variétés animé par plusieurs vedettes, avant de céder l'antenne à Bruxelles pour la diffusion d'Ariane, un opéra de chambre de Georges Delerue qui obtint en 1954 l'un des prix Italia. Enfin, dès 22h., Genève proposera aux auditeurs de la communauté radiophonique des programmes de langue française une interprétation par l'Orchestre de la Suisse romande dirigé par Ernest Ansermet d'une des oeuvres essentielles du répertoire contemporain: Musique pour instruments à cordes et percussion de Bela Bartok. [...]" cité du Journal de Genève du 11 octobre 1956, en page 9.

Le lendemain du concert, dans le Journal de Genève, Franz WALTER commentait oeuvre et interprétation:

"[...] Réentendre après quelques années une oeuvre comme la Musique pour cordes, percussion et celesta, de Bartok, est un test très concluant pour son auteur, dont toutes les oeuvres ne s'affirment pas aussi victorieusement devant l'épreuve du temps. Tant par l'étrange et envoûtante atmosphère de ses mouvements lents que par le dynamisme irrésistible de ses allégros, la Musique pour cordes, percussion et celesta ne cesse de vous captiver, de vous empoigner. Pas une note de trop dans ce complexe souvent très enchevêtré, pas un instant où l'originalité de l'inspiration et la saveur de la trouvaille ne fassent oublier la science ou la recherche. Et pourtant, quel sujet d'étonnement constant que la hardiesse harmonique, rythmique ou instrumentale, qui éclate à chaque mesure de cette partition. Utilisant, selon son habitude, une matière thématique très fragmentaire - plutôt que des thèmes véritables, ce sont de brèves idées qu'il met en jeu - il en tire des déductions d'une constante saveur, dont l'inattendu, le piquant sont une perpétuelle source de découverte et de ravissement. Utilisant certains procédés chers aux dodécaphonistes, il a l'art d'en éluder le caractère abstrait, trouvant à conférer à ses motifs une physionomie qui frappe la sensibilité de l'auditeur.

Mais si les deux mouvements rapides s'imposent par leur verve éblouisante, où les traits les plus heureux de la fantaisie et de l'esprit bartokiens se conjuguent, ce sont bien les deux mouvements lents qui nous entraînent le plus loin dans ce monde étrange auquel nous ont ouvert déjà certaines pages de l'auteur du Mandarin merveilleux. Et ceci dès cet étonnant fugato du premier mouvement, qui vous enveloppe progressivement de sa trame enchevêtrée pour vous laisser saisi, rêveur, envoûté. Mais plus encore dans cet Adagio inouï, où Bartok allie les sonorités les plus irréelles aux harmonies les plus magiques, créant des atmosphères, des états d'âme aussi prenants qu'indéfinissables. Car par delà les plans, les démarches qu'il s'est fixés, c'est par la plus extraordinaire des sensibilités qu'il a été guidé et par une sorte de divination des pouvoirs secrets du langage musical.

Et ce monde nouveau vers lequel il nous entraîne en dehors de tout chemin battu, par des voies qui ne sont qu'à lui seul, si ses portes ne s'ouvrent point encore toutes grandes, ce monde qui, hier, paraissait impénétrable m'a semblé singulièrement proche et présent hier soir.

Cette oeuvre d'une complexité effarante et réclamant de chaque exécutant une maîtrise peu commune, trouvait en Ernest Ansermet, on l'imagine, l'homme capable d'en coordonner tous les éléments et de leur insuffler leur authentique esprit. C'est ce que fit le chef de l'OSR, non sans une certaine tension, qui ne permit pas de faire oublier toujours les difficultés de l'oeuvre (exécution où je ne retrouvai pas personnellement la fermeté et le naturel du dessin que m'avait révélés la répétition générale). [...]" cité du Journal de Genève du 11 octobre 1956, en page 8.

Les documents cités ci-dessus sont rendus accessibles grâce à l'admirable banque de données «LE TEMPS Archives Historiques», qui est en accès libre sur la toile, une générosité à souligner!

L' enregistrement que vous écoutez...

Béla Bartok, Musique pour cordes, percussion et célesta, Sz 106, BB 114, Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet, mercredi 10 octobre 1956, Victoria-Hall, Genève

1. Andante tranquillo 07:27 (-> 07:27)

2. Allegro 07:49 (-> 15:16)

3. Adagio 05:54 (-> 21:10)

4. Allegro molto 06:35 (-> 27:45)

Provenance: Radiodiffusion, Archives RSR resp. RTS

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