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Autour de Zinal

3 août 1893
vallon de Zinal
Pierre PUISEUX
Alain Zuber

En août 1893, un certain Pierre Puiseux entouré de quelques amis séjournait à Zinal.

Le récit de ses courses de montagne a été publié dans la revue du Club Alpin Français.

Ce qui est intéressant c'est la qualité des personnages qui, excellents grimpeurs, ne sont pas les premiers venus !

Normalien, et agrégé de mathématiques, Pierre Puiseux, est un astronome français membre de l'Académie des Sciences. Passionné d'alpinisme, il est l'un des fondateurs du Club Alpin Français. Il convie quelques amis alpinistes à le rejoindre à Zinal pour réaliser quelques courses, ce sont :

- les frères Michelin, géniaux industriels du pneu ; Edouard Michelin, qui en 1891, a fait breveter le 1er pneu démontable avec chambre à air pour bicyclette.

- les frères Wolff sont les enfants d'Auguste Wolff, célèbre facteur de pianos associé à Pleyel.

Les familles Michelin et Wolff sont alliées :

- André Michelin, a épousé en 1881 Sophie Wolff, fille d'Auguste

- Edouard Michelin va épouser en 1894 Marie-Thérèse Wolff, autre fille d'Auguste.

Le fils de Pierre Puiseux, Robert Puisseux épousera plus tard, en 1921, Anne Michelin, fille d'Édouard Michelin et d'Anne Wolff !

AUTOUR DE ZINAL - AOUT 1893

Texte de PIERRE PUISEUX

ANNUAIRE DU CLUB ALPIN FRANÇAIS

1894 PARIS

… Le modeste hameau de Zinal, au fond du Val d'Anniviers, est le centre d'une région qui ne le cède pas en intérêt à celle de Zermatt. J'y avais tracé le plan d'une petite campagne. Plusieurs de mes amis, dont les noms viendront au cours de ce récit, voulurent bien me donner leur concours pour le réaliser. Le décor enchanté que l'on découvre à bord des vapeurs du Léman ne m'offrit rien de plus agréable que la figure sympathique et inattendue de mon ami André Michelin. A Sierre, nous retrouvâmes M. Alphonse Chambrelent ; à Zinal, M. Charles Kœchlin, qui nous y avait devancés. Désormais, nous étions en force, et la carrière s'ouvrait devant nous.

Il fut décidé que le lendemain, 3 août, on irait au Pigne de La Lée (3,404 m.). A 4 h. 10 min. nous étions en marche. Une belle et pure matinée éclaira nos pas sur le joli sentier qui mène à l'Alpe de La Lée. Notre première idée était de suivre l'arête rocheuse qui limite ce cirque de gazon sur la gauche. Mais une courte inspection nous fit préférer un couloir d'excellents rochers qui court plus au sud, parallèlement à la crête. Les deux routes se rejoignent à mi hauteur, en un point où la montagne offre un épaulement horizontal bien marqué. Il semble qu'on va trouver là un lieu de repos. En fait, la situation se complique : l'arête se hérisse de brusques dentelures, incrustées de neige et de verglas vers le nord, taillées sur la gauche avec une vigueur de relief inquiétante. C'est le côté sud que nous choisissons, car à cette heure matinale un peu de gymnastique n'est pas pour déplaire. Séparés par cinq mètres de corde, nous exécutons, au milieu de blocs chancelants et de cheminées étroites, qui souvent nous dérobent à la vue les uns des autres, toute une série de manœuvres plus ou moins habiles.

Les quarts d'heure, à ce jeu, semblent des minutes, et quand enfin nous posons un pied vainqueur sur une petite selle neigeuse d'où l'arête repart avec une allure régulièrement ascendante, nous sommes tout surpris devoir nos montres marquer 10 heures.

Peu importe maintenant, car le succès n'est plus douteux, et nous entendons bien ne pas jeter tout notre feu dès le premier jour. Nous déjeunons donc solidement avant de nous attaquer à la dernière montée, assez pénible au début, sur des roches brisées mêlées d'une neige fondante. Plus on va, plus la neige domine. Elle finit par régner, sans partage et par dessiner une arête des mieux aiguisées.

Au sommet elle s'élargit en coupole. Arrivés à midi, nous passerons là plus d'une heure, étendus au soleil, sans pouvoir assouvir nos yeux du spectacle qui leur est offert. De toutes parts s'étendent des glaciers ; malgré cela le contraste des deux moitiés de la vue est complet. Du côté de Zermatt tout est âpre, déchiré, menaçant ; au couchant les yeux se reposent sur le vaste névé de Moiry, qui déverse paisiblement, comme une coupe remplie jusqu'au bord, ses flots onduleux. Pas un nuage à l'horizon : le soleil prodigue aux cimes qui nous entourent les plus vifs reflets de l'argent, et baigne les neiges lointaines de la teinte chaude et dorée des blés mûrs, ainsi qu'il fait le soir aux temples athéniens.

Varier sa route pour descendre double, à mon avis, l'agrément d'une course ; et le Pigne de La Lée se prête fort bien aux combinaisons de ce genre. Mais il faut pour cela être léger de bagage et repousser la tentation de laisser le sac à mi-côte. Nous n'avions eu garde de le faire, et notre constance trouvait déjà son prix dans le sentiment de notre indépendance sauvegardée. Une arête de neige s'offrait à nous pour rejoindre le col de La Lée. Mais nous n'avions pu l'examiner à loisir, et il pouvait se faire que la glace dure nous y causât quelque ennui. La carte nous suggéra l'idée de gagner le névé de Moiry par un détour vers le Sud. L'avantage de cette route est problématique, car de ce côté une crevasse cerne la montagne à sa base.

Il fallut étudier longuement le terrain avant d'y trouver un passage sûr. Nous unîmes par nous laisser glisser sur le dos, pêle-mêle avec une petite avalanche d'où nous sortîmes enfarinés de la tête aux pieds.

Le moment serait mal choisi pour médire des avalanches, car les remblais entassés par elles au pied du pic terminal vont nous offrir un sol plus compact et plus propice à une marche rapide que le névé ramolli par la chaleur du jour. En peu de minutes nous repassons sur le versant de Zinal. Des pentes raides, unies, d'une longueur un peu inquiétante, nous séparent des chalets de La Lée ; mais la consistance de la neige est favorable; après quelques minutes passées à descendre méthodiquement, la figure tournée vers la pente, nous pouvons reprendre une allure plus libre. Bientôt la corde, désormais inutile, est repliée.

On s'éparpille à volonté sur les lits de neige et les pentes pierreuses. Par degrés la vie renaît autour de nous. Voici les eaux courantes, les gazons, les fleurs, les pâtres activement occupés autour de leurs bêtes. Nous attendons avec sollicitude la fin de leur tâche, car nos gosiers altérés entendent bien prélever leur tribut sur les seaux remplis de liquide mousseux.

Rentrés à l'hôtel du pas tranquille que justifiaient nos neuf ou dix heures de marche, nous n'y trouvâmes point les amis qui devaient venir compléter notre petit cénacle. Raison de plus pour consacrer la journée du lendemain au repos ou à la flânerie, comme du reste le prévoyait mon programme.

Mais la matinée du 4 août fut si belle qu'une inaction complète eût été vraiment sans excuse. Je n'eus aucune peine à faire partager à Chambrelent cette façon de voir. Nous partîmes ensemble vers 6 heures, avec mission d'étudier par le menu le sentier des chalets de Tracuit, que nous devions parcourir la nuit suivante au clair de lune, toujours suivant le programme. Ce sentier, fort montant, mais riche en beaux points de vue, - c'est l'histoire de tous les chemins aux environs de Zinal, - s'élève de plus de 800 mètres, en lacets pressés, jusqu'à une arène fleurie, unie comme un lac, où un torrent laisse divaguer paisiblement ses eaux pures et froides.

Ce bassin renfermé n'a vue que sur le Weisshorn, ce qui est bien déjà quelque chose. Nous eûmes la curiosité d'aller le contempler de plus près. Vers 11 heures, après une assez longue traversée d'éboulis talqueux, nous occupions un observatoire à souhait sur la Crête de Millon, à 3,000 mètres d'altitude environ.

Ici la vue est de toute splendeur sur le cirque de Moming, dominé par les pyramides superbes du Rothhorn et du Besso. Le Weisshorn n'offre pas sur ce versant la même pureté de dessin, la même parure de glaces. C'est bien décidément des environs de Randa ou de Z'Meiden qu'il faut l'admirer. Mais l'immense paroi qu'il étale à nos yeux est pour le grimpeur ce qu'on peut imaginer de plus répulsif, ou de plus attractif, suivant le point de vue où l'on se place. Que d'heures anxieuses ont dû y passer les rares athlètes qui en sont sortis vainqueurs, sans parler de M. Winkler qui en 1888, n'en est pas revenu !

Après avoir donné tout le temps désirable à la contemplation et peut-être aussi au sommeil, nous nous mettons en quête d'une autre voie pour descendre. Un mur de rochers peu élevé, mais très disloqué, tombe sur le glacier du Weisshorn, que nous échangeons bientôt contre ses moraines. Les gazons d'Arpitettaz nous donnent, avec un sol moins âpre, la faculté de regarder ailleurs qu'à nos pieds.

Longtemps nous guettons les audacieux échafaudages de séracs du glacier de Moming, dans l'espoir toujours trompé, d'une belle avalanche. C'est en vain : la journée s'avance et le ciel s'assombrit, il faut rentrer au gîte, ce que nous faisons en traversant la partie inférieure du glacier de Durand, pierreuse au delà de toute permission. En même temps que nous, arrivent à Zinal, MM. Bernard Wolff et Marc Wolff, avec qui nous avons exploré l'an dernier les environs d'Arolla. Nous formions désormais tous les éléments d'une caravane respectable, et l'on prit ses mesures pour s'attaquer le lendemain au Bieshorn.

Notre beau projet eut le sort de tant d'autres : un orage éclata dans la soirée ; à 8 heures du matin il pleuvait encore, et ce ne fut qu'à 9 heures et demie que, le ciel s'étant un peu rasséréné, notre troupe au grand complet se trouva prête pour le départ. Le Bieshorn (4,161 m) étant manifestement hors de cause, nous allâmes chercher un air plus vif que celui de la table d'hôte au sommet de la Pointe d'Arpitettaz (3,140 m.). Cette sommité dont, la veille, Chambrelent et moi, nous avions fait le tour sans la gravir, nous avait paru offrir les éléments d'une escalade intéressante.

Nous prîmes en allant un rapide couloir de neige, qui du sommet descend vers le nord-est ; au retour, l'arête nord-ouest, dont les beaux et fiers rochers nous firent passer quelques bons moments. Il serait superflu d'entrer dans plus de détails, à propos d'une cime accessible en tant de manières. Qu'on me permette de la recommander aux touristes en résidence à Zinal et qui voudraient se donner, sans aucune fatigue, un avant-goût de la haute montagne. Une demi-journée peut, à la rigueur, suffire.

Le temps se remit au beau dans la nuit, après une infidélité de vingt-quatre heures. Le jour suivant étant un dimanche, il ne fut pas question de départ avant 7 heures. Qu'on veuille bien le croire, du reste, le plaisir trouvé ou recherché sur les cimes ne rend pas nécessairement aveugle pour tout ce qui se passe au-dessous de la limite des neiges. Le spectacle des bons Anniviards, descendant par longues files de tous les alpages voisins, n'est dépourvu ni d'intérêt ni de charme ; et à les voir se presser, avec l'attitude du recueillement le plus sincère, dans la petite chapelle de Zinal, qui oserait se flatter de planer plus haut qu'eux par la pensée ?

Nous tombâmes cependant d'accord, Chambrelent et moi, pour aller étudier sur place quelque petit problème topographique. La bonne dame de l'hôtel se montra un peu surprise de notre façon d'entendre le repos dominical, et protesta bien plus encore à l'énoncé de notre projet, qui était de monter aux Diablons par le nord. « Mais jamais on n'y va par là, s'écria-t-elle; et si vous tombiez ? »

Sur notre promesse d'être bien sages, elle consentit à nous donner quelques vivres et l'autorisation de partir. Édouard Michelin, arrivé de la veille, et son frère, nous firent une escorte amicale jusqu'aux premières neiges. Celles-ci se présentèrent à nous sous la forme d'un couloir de quatre à cinq cents mètres de haut. Nous en suivîmes le côté méridional, non sans avoir à nous escrimer souvent contre des glaces caillouteuses assez peu commodes. Aussi était-il près de midi quand, parvenus sur l'arête principale (3,300 m. environ), nous vîmes à nos pieds les pâturages de Z'Meiden et le dos zébré de crevasses du glacier de Tourtemagne.

Les Diablons, ainsi qu'on peut le voir sur la carte, comptent trois sommités principales, alignées du sud au nord : la plus basse (3,540 m.) est très aisée à gravir par l'alpe de Tracuit ; les deux autres, d'altitude presque égale (3,612 et 3,607 m.), sont beaucoup moins visitées. C'était la cime nord que nous avions sous les yeux ; nulle autre voie pour y accéder qu'une arête d'aspect alarmant, surtout en un point où un contrefort venu de l'ouest lui communique une nouvelle vigueur ascendante et donne à la neige le soutien nécessaire pour se maintenir sous un angle invraisemblable.

Nous franchîmes ce renflement, mais non sans effort, car il fallait pour l'équilibre appliquer la poitrine contre la pente, s'incruster dans la neige, et ne garder que la disposition d'une main pour travailler la glace sous-jacente.

Ce point dépassé, nous eûmes une demi-heure de chemin facile. Un hérissement rocheux d'une quinzaine de mètres, tout à fait vertical, mit encore une fois le succès en doute. Comme il arrive souvent, nous nous donnâmes à nous-mêmes une édition nouvelle de la fable du Chameau et des Bâtons flottants. De près, le mur se révéla comme formé de blocs très solides, superposés dans un désordre dont il était possible, avec un peu d'ingéniosité, de tirer parti. Grattant parfois de la semelle ou du genou contre des parois fuyantes, mais toujours cramponnés aux angles avec une énergie dont nos gants de laine ne tardèrent pas à payer les frais, nous eûmes bientôt dépassé l'obstacle, et un faîte neigeux à pente régulière nous amena sur la cime Nord des Diablons (3,607 m.). Nous y prîmes place avec quelque satisfaction, jouissant d'un tour d'horizon complet, car la supériorité de la cime centrale, fort éloignée encore, est à peine sensible. Nous serions bien allés lui rendre visite, car nous avions certainement laissé derrière nous le plus difficile. Mais il était déjà 3 h. 15 min. et la mésaventure de notre collègue M. de Gorloff, qui s'est vu arrêté sur l'arête méridionale, ne nous permettait pas de l'envisager comme une route prompte et assurée pour la descente. Cette arête sud est cependant la voie normale d'accès pour la cime centrale. C'est la seule que signale M. Conway, la seule aussi que paraissent connaître les gens de Zinal.

L'absence de pyramide sur la cime nord me ferait plutôt croire que nous n'y avons été précédés par aucun touriste. Sans attacher à cette question plus d'importance qu'elle n'en mérite, je crois pouvoir dire que l'arête nord des Diablons ne constitue pas le chemin le plus court et le plus facile pour atteindre la pointe suprême. En revanche la cime nord est très digne d'être visitée pour son propre compte, et la traversée complète des trois pics me semble offrir un programme des plus engageants à des grimpeurs éprouvés qui voudraient lui consacrer une longue journée.

Il s'agit maintenant de revenir en diligence, et la voie suivie en montant promet d'être la plus carrossable, grâce au soin que nous avons pris d'y tailler de larges degrés.

Malgré tout on n'avance pas vite quand il faut descendre à reculons, cherchant avec la pointe du pied les marches que la convexité de la pente empêche de voir. A 6 heures du soir, nous étions encore près de l'arête, à 3,200 mètres de haut, ayant devant nous tout le couloir à descendre.

Nous eûmes la bonne idée d'en prendre le côté droit, couvert de débris qui s'ébranlaient sur notre passage et nous charriaient avec eux. Cette méthode expéditive nous permit de gagner beaucoup de temps et de réintégrer notre hôtel avant la nuit.

Nos amis nous mirent au courant des dispositions prises en notre absence. Les bagages allaient partir le lendemain avec deux porteurs pour la cabane du Mountet, et nous laisser libres de nos mouvements pour l'ascension du Besso. Jugeant de plus, avec beaucoup de raison, que le transport des vivres et la direction d'une caravane nombreuse constitueraient un fardeau physique et moral appréciable, MM. Wolf avaient engagé un jeune guide de la localité, nommé Joachim Tabin. Nous n'eûmes qu'à nous louer de leur choix. Désireux de se faire connaître et de voir du nouveau en notre compagnie, Joachim a consenti à venir avec nous sans programme fixe et sans faire office de guide, à moins d'y être expressément invité.

En le plaçant à notre tête, nous aurions, cela n'est pas douteux, marché plus vite et plus brillamment. Dans le poste secondaire où nous l'avons le plus souvent laissé, il nous a rendu les meilleurs services, et mon ami Chambrelent, qui est allé sans autre compagnon que lui au Cervin, serait encore mieux à même d'en faire l'éloge.

La journée du 7 août fut magnifique. Nul ne se fit prier pour être prêt à 4 h. 20 min., ni pour admirer les spectacles aussi variés que beaux qui se succèdent le long du glacier de Durand. On a beaucoup médit de ses entassements de cailloux. Ils nous parurent en réalité fort débonnaires, et ce qui prouve que nous n'avons pas péché par excès d'indulgence, c'est que les mulets y passent, et ne déposent les charges de bois destinées à la cabane du Mountet qu'au pied de la grande dénivellation du glacier. Nous déjeunâmes avant de reprendre la terre ferme, si l'on peut donner ce nom à un talus morainique des plus instables et à un escalier de blocs de granit parfois chancelants sur leurs bases.

Nous eûmes alors sous les yeux la face sud du Besso, moins haute mais aussi formidable d'aspect que celle qui regarde Zinal. Un névé en amphithéâtre, d'un parcours facile, nous en séparait. Je consultai Joachim sur l'opportunité de faire dès à présent notre provision d'eau. Il assura que rien ne pressait ; et en effet, parvenus au pied de la muraille finale, nous trouvâmes une jolie grotte dont le sol est formé de glace pure et le plafond de roc. Entre les stalagmites aux découpures capricieuses s'ouvrent des cavités remplies du précieux liquide. La fraîcheur et la demi-obscurité qui règnent dans cet antre forment la plus heureuse diversion aux ardeurs flamboyantes d'une belle journée d'août.

Il faut s'y arracher cependant, et s'attaquer à la muraille par une étroite cheminée, on ne peut mieux dissimulée à distance. Sans les indications de Joachim, nous aurions très probablement cherché quelque autre passage. Nous nous étions divisés en deux cordées de quatre, assujetties à manœuvrer de concert et à s'attendre au besoin, pour ne pas s'envoyer mutuellement des projectiles. Il était convenu que la section dont je faisais partie prendrait les devants, et que l'autre ne chercherait point à la dépasser. C'est ce qui arriva cependant. MM. Chambrelent et Michelin, qui avaient lié leur sort au mien, y gagnèrent de se trouver bientôt engagés dans un mauvais pas. La face méridionale du Besso ne garde des neiges de l'hiver qu'une étroite coulée qui la traverse en écharpe. Nous aurions dû, instruits par l'expérience des Diablons, en suivre le côté Ouest, où les pierres brisées promettaient une route fatigante, mais partout facile. Gravissant au contraire la rive est, toute en roche compacte, nous la trouvâmes d'abord disposée en gradins commodes. Mais à mesure que l'on s'élève, les marches deviennent plus hautes, les saillies s'effacent, et l'on se voit réduit au mode de locomotion des reptiles, ou tout au moins des quadrumanes. Le pis, c'est que nos amis, ayant suivi la bonne route, gagnaient à vue d'œil sur nous ; le moment vint où ils s'assirent tranquillement, souriant d'un air protecteur à nos efforts. Un ravin infranchissable nous séparait d'eux. Allions-nous être contraints de descendre et de remonter dans leurs traces ? Nous esquivâmes cette humiliation, mais non sans déployer tout ce que la nature nous avait dévolu de facultés gymnastiques, et vers midi nous nous trouvâmes réunis sur la crête de la montagne, voyant à nos pieds tout le cirque de Moming.

La dernière partie de l'escalade est facile, et l'on peut à volonté suivre l'arête ou s'engager sur la face est, qui regarde le Schalihorn. Nous prîmes ce dernier chemin, laissant nos amis essayer de l'autre avec Joachim. En peu de minutes nous fûmes tous installés sur le dernier rocher du Besso (3,675 m.), contraints de nous ranger en file, car la place manque pour y faire cercle. La vue est merveilleusement belle, bien qu'elle dépasse peu le cirque formé par les montagnes du Val d'Anniviers. Le Besso pourrait sans injustice être appelé le Gornergrat de Zinal, s'il n'était par lui-même un pic aussi intéressant, aussi hardi que le Gornergrat est insignifiant et vulgaire. Il ne manque guère au Besso que d'avoir des voisins moins écrasants pour être cité comme une montagne de premier ordre, et les précipices qu'il voit à ses pieds n'ont pas en Suisse beaucoup de rivaux.

Redescendus à la grotte, nous y faisons une halte pour laisser le soleil décliner un peu. Traversant ensuite le névé dans la direction du Sud, nous prenons en flanc les pentes qui nous séparent de la cabane du Mountet. La distance est minime et serait promptement franchie, si nous n'avions affaire à un chaos de blocs, entassés dans le plus parfait désordre. Si peu de rapport qu'ait notre structure physique avec celle des chamois, il faut nous résoudre à les imiter, et sauter sans rémission d'une pierre sur l'autre, exercice dont les charmes s'apprécient mieux par une fraîche matinée qu'à la fin d'une course. Mais nous sommes vite réconciliés avec le Mountet quand, arrivés sur le terre-plein de la cabane, nous pouvons contempler à loisir l'hémicycle merveilleux qui nous entoure, et dont la magnificence ne fera que s'accroître jusqu'à ce que les dernières rougeurs du soir aient cessé d'embraser les cimes. La cabane du Mountet pourrait revendiquer le titre d'auberge, car si l'on y est encore au régime du dortoir et des lits de camp, le Club Alpin Suisse y entretient un fonctionnaire qui cumule les offices de majordome et de cuisinier.

On y trouve des provisions, des grogs chauds et autres petites douceurs que les plus spartiates ne dédaignent pas toujours. Le public spécial qui fréquente le Mountet peut s'y donner aussi des divertissements appropriés à ses goûts. Derrière la cabane s'élève un mur naturel de six à sept mètres de hauteur, à pic, ou peu s'en faut, accessible cependant sur quelques points si l'on sait profiter des rugosités de la roche. Le plus facile de ces passages est baptisé par les guides le Petit Trift. Deux autres, fort malaisés, portent les noms plus ambitieux de Rothhorn et de Cervin. Joachim nous donne là quelques beaux échantillons de son talent de grimpeur, et voudrait nous engager à jouter avec lui sur ce terrain qui lui est familier.

Notre choix se porta sur l'arête qui joint le col du Trift au Rothhorn, et dessine en chemin trois sommets. Le plus méridional est le Trifthorn (3,737 m.). Les deux autres sont réunis sous le nom de Pointe du Mountet. Les pentes étant exposées au nord-ouest, nous y serons longtemps à l'abri du soleil. Un berceau de neige aux moelleux contours, suspendu à mi-côte, sera l'emplacement indiqué du déjeuner.

Et dussions-nous même ne pas franchir le flot de séracs qui s'en déverse et barre l'entrée de cet Eden, nous ne pouvons manquer de trouver sur la route un spécimen accompli de paysage glaciaire.

Nos prévisions ne furent pas trompées. Partis à 5 h. 20 min. par un temps idéal, nous nous vîmes bientôt aux prises avec les grandes dislocations du glacier. Nous n'étions que cinq, Bernard Wolff et Kœchlin ayant fait valoir la course de la veille pour se borner à une promenade photographique, en compagnie de Joachim, dans les régions moyennes. On avait allongé la corde, en raison de la grandeur prévue des crevasses, et notre file de 25 mètres de long décrivit au milieu d'elles les plus incroyables arabesques.

Une neige excellente nous permit de bien assurer nos pas et de sonder efficacement les ponts, où nous ne pouvions éviter de nous engager plusieurs à la fois, tant les gouffres s'ouvraient démesurés. En explorant du regard leurs obscures profondeurs, leurs merveilleux édifices pétris de neige et d'azur, que de regrets n'envoyâmes nous pas à l'adresse de nos amis et de leurs chambres noires ! Après deux heures d'allées et venues, des neiges plus unies s'ouvrirent devant nous. L'accès du Trifthorn étant défendu de ce côté par une crevasse de mauvaise apparence, notre choix se porta sur la Pointe du Mountet, d'ailleurs plus haute et plus engageante. Y monter fut l'affaire de cinq ou six cents marches à tailler dans le névé.

Quelques pas encore sur une crête de roc vertigineuse mais solide, et nous prîmes place sur la pointe à laquelle l'Atlas topographique donne 3,843 mètres d'altitude. Une dentelure un peu plus élevée (3,878 mèt.) se dresse au Nord à quelque distance ; mais de notre poste elle semblait un simple accident sur le flanc du Rothhorn, et l'idée ne nous vint pas d'aller lui rendre visite.

Nous avions cru tenir au Besso la plus parfaite des vues panoramiques qui se rencontrent aux environs de Zinal. Il fallut reconnaître que nous nous étions trompés. D'ici le Rothhorn est plus noir, plus acéré, plus terrible. Le Gabelhorn développe avec plus d'ampleur sa pyramide, ruisselante de glaces de la base au faîte ; de plus, le cirque de Zermatt, baigné dans une chaude lumière, se déploie tout entier, en concurrence avec celui de Zinal. Telle est la pureté de l'air que nous distinguons à l'œil nu la trace des caravanes sur les pentes du Théodule, du Breithorn et du Mont-Rose. Entre les deux moitiés de la vue, l'admiration flotte indécise. Un juge impartial prononcera, je crois, que si la région de Zermatt a pour elle la largeur des horizons, le calme et l'harmonie des lignes, le Val d'Anniviers dresse ses sommets vers le ciel avec un élan plus sauvage, et condense avec plus d'énergie ces impressions profondes que nous venons chercher dans les Alpes.

Notre séjour sur la pointe fut assez bref, car le soleil montait à vue d'œil et le chemin du retour pouvait nous être fermé par l'affaiblissement des ponts de neige. En pareil cas un circuit vers le Nord nous eût tirés de peine, mais il fallait éviter de compromettre par un retour tardif la journée du lendemain, qui s'annonçait comme devant être bien remplie. Rentrés avant 2 heures au Mountet, nous vîmes partir avec regret nos commensaux de la veille, qui avaient suivi nos traces au Besso, et M. Kœchlin qui regagnait la vallée. Après quelques heures données au farniente, nous retournâmes brasser la paille du refuge, car ici, plus que partout ailleurs, il n'est rien tel pour être bien couché que de faire son lit.

On se lasse, il faut l'avouer, de cette existence bucolique ; et le lendemain à 4 h. 20 min., au moment du départ, la perspective lointaine d'une couchette plus moelleuse pour le soir flottait devant nos yeux alourdis, en concurrence avec les splendeurs présentes du soleil levant. L'air vif et les beaux tapis de neige ferme du glacier de Durand nous rendirent l'entrain. Nos engagements nous appelaient dans la vallée de Zermatt, et pour nous y rendre nous avions choisi le col Durand, plus long que celui du Trift, mais préférable, à notre sens, pour la vue du Cervin, et plus propre à servir de marchepied pour l'ascension de quelque cime. André Michelin et Chambrelent, qui partageaient mes vues ambitieuses, s'attachèrent à moi. Nos amis formèrent une seconde cordée avec Joachim et un porteur que nous avions engagé.

Nulle difficulté jusqu'à la crevasse qui règne à une centaine de mètres au-dessous du col. Elle n'est ni bien large ni bien ouverte, mais sa lèvre supérieure est presque partout en surplomb. Le guide assure qu'il s'est vu l'an dernier obligé d'y ouvrir un puits vertical, creusé de bas en haut dans la glace, par une méthode ignorée des plus savants ingénieurs. Nous n'en viendrons pas à cette extrémité, mais pratiquer des marches décentes dans un mur à pic n'est pas déjà chose si simple. André Michelin ayant retiré trop tôt le fer de son piolet, qu'il avait obligeamment placé pour me servir d'appui, je me vis au moment d'exécuter une descente involontaire et peu glorieuse. Le bon Joachim, réduit contre son habitude au rôle de spectateur, en eût sans doute bien ri dans sa barbe. D'une manière ou de l'autre, tout le monde passa. Cinquante minutes d'une marche lente, scandée par le choc monotone du piolet sur la glace, nous amenèrent sur l'esplanade neigeuse qui forme le col Durand (3,474 m.).

Nous faisons halte ici, captivés par la vue du Cervin qui s'est révélé sous un aspect original et menaçant. Nos amis, qui vont descendre directement avec Joachim, nous donnent rendez-vous à Zermatt pour le train du soir, et je fais reprendre les armes à mes volontaires dont l'effectif est juste moitié de ce qu'il faudrait pour me donner rang de caporal.

Notre but est la Pointe de Zinal (3,806 m.), qui se dresse tout étincelante des feux du soleil entre nous et la Dent-Blanche. D'après M. Conway, nous devons prévoir une heure de route sur une arête rocheuse escarpée. En fait, les cinq sixièmes du trajet s'accomplissent sur un faite neigeux, d'un dessin flexible et pur. Il est vrai que tout l'intérêt et la difficulté de la course se condensent dans le morceau final. La roche y est des plus redressées, et ne mérite pas la même confiance que celle des Diablons ou du Besso. Elle se fragmente en dalles de belles dimensions, mais celles-ci ont une fâcheuse tendance à glisser sur leur hase à la moindre pression exercée sur elles. Nous avançons doucement, éprouvant avec soin tous les points d'appui, jusques et y compris le sommet, mince feuillet de quartzite étonnamment aventuré sur le. vide au-dessus du glacier de Schônbuhl, qui miroite à 500 mètres de profondeur. Et encore, si l'on veut s'exprimer en toute rigueur, la Pyramide n'est pas au plus haut. A quelques pas vers le Sud une tourelle de roc, à cheval sur la crête, la dépasse de deux ou trois mètres. Il vous est loisible, si vous disposez, d'un ami solide, de l'adosser à cet obélisque, de monter sur ses épaules et de vous accrocher aux dalles supérieures.

Malheureusement celles-ci présentent à un haut degré ce caractère d'insécurité dont nous venons de trouver maint exemple, et le susdit ami ne disposerait pas d'une base suffisante pour vous recevoir en cas de chute. Tout considéré, nous jugeons que cet exercice sort de la catégorie de ceux que l'on peut recommander aux pères de famille. D'après Joachim, que j'ai consulté à ce sujet, la méthode que je suggère est en effet la seule qui permette d'atteindre l'extrême sommet de la pointe, mais il assure que l'on y recourt quelquefois. Avis aux amateurs de casse-cou, dont nous ne sommes point. Ce malencontreux rocher ne dérobe d'ailleurs rien de la vue, qui réunit tous les éléments possibles de grandeur. La face sud-est de la Dent-Blanche, qui se déploie devant nous à courte distance, est à elle seule tout un monde. Revenus au col vers midi, nous nous laissons dévaler sur les névés un peu mous mais doucement inclinés du glacier. On s'arrangerait bien de descendre ainsi jusqu'au bout. Mais le moment vient où, d'une rive à l'autre, le glacier se brise en séracs avant de commencer une chute désordonnée sur le vallon de Z'Mutt. Les vestiges d'une avalanche toute fraiche y sont manifestes. L'écroulement s'est en effet produit il y a peu d'heures sous les yeux de notre avant-garde. Guidés par les traces de nos amis, nous entreprenons de sortir du glacier par la rive droite. Nous ne tardons pas à nous persuader que l'autre eût mieux valu.

Ballottés pendant une heure entre des glaces bouleversées, pierreuses, et des schistes pourris non moins détestables, nous respirons un moment sur des pentes gazonnées ; mais nos tribulations recommencent au milieu des immenses moraines de Z'Mutt. Tant d'autres avant nous les ont chargées d'invectives que les nôtres n'ont pas dû leur être particulièrement sensibles. Si d'ailleurs nous en avons entrepris la traversée complète, c'est dans le but intéressé d'aller demander un peu de verdure et d'ombre à la forêt qui tapisse les bases du Hornli. La vue est fort belle dans tout ce trajet sur la Dent d'Hérens et le Cervin. Le Gabelhorn, qui se montre à l'improviste au débouché du vallon d'Arben, supporte la comparaison sans désavantage. Le jour où quelque docteur bien pensant vous conseillera pour votre santé une petite cure de cailloux, vous ne sauriez choisir de meilleure résidence que l'auberge encore inachevée de la Staffelalp.

Nos amis, que nous retrouvons à l'hôtel du Mont-Rose, nous apprennent que le dernier train est parti. Nous nous en doutions un peu, mais la déception ne vaut pas qu'on en parle. Après diner deux voitures nous porteront de Zermatt à Randa, et ce trajet accompli au bruit des mugissements de la Viège, par une nuit étoilée imprégnée de la senteur des mélèzes, ne nous laissera regretter ni la fumée ni le cri strident des locomotives.

Les touristes qui considèrent Randa autrement que comme un lieu de passage, y sont en général attirés par le Dom ou le Weisshorn. Notre période de liberté touchait à son terme ; il fallait choisir. Le Dom enleva nos suffrages par son altitude supérieure (4,554 m.) et son accès plus facile, avantage d'autant plus à considérer que nous entendions continuer à nous servir de guides à nous-mêmes. Joachim témoigna le désir de faire cette course, nouvelle pour lui comme pour nous, en qualité de porteur. On lui mit donc sur le dos l'assortiment de conserves et de potages concentrés jugé nécessaire pour alimenter pendant deux jours pleins notre petite troupe, diminuée de MM. Wolff, que des obligations de famille retenaient dans la vallée.

Le 10 août, entre 2 et 3 heures de l'après-midi, nous quittâmes Randa pour nous élever par un joli sentier dans une gorge boisée. Bientôt se révéla une circonstance qui devait compliquer notre itinéraire. Une immense avalanche descendue du glacier de Festi avait encombré le fond du ravin parcourant un millier de mètres en hauteur verticale, détruisant au passage tous les ponts, et semant partout des blocs de glace rongés à leur base par les eaux furieuses. Après quelques recherches, on finit par trouver un point, où les berges suffisamment stables permettaient de sauter.

Cela fait, nous n'eûmes plus, pendant une heure, d'obstacles à craindre, si ce n'est l'extrême chaleur et la disette d'eau, aggravées par la surcharge inévitable de quelques fagots de mélèze. Le déclin du jour et l'attrait d'une jolie escalade nous firent presser le pas. La bonne direction n'est pas aisée à suivre dans cette partie de la course, et les indications précises de M. Conway nous furent très utiles. Le soleil couchant nous montra le toit hospitalier de la cabane de Festi, l'une des plus heureuses créations du Club Alpin Suisse. C'est l'idéal du genre. Ici point de cuisinier à demeure ; nous sommes maîtres de la place, et rien ne s'y fera qu'à notre heure et à notre gré. Pendant que les gens pratiques s'occupent du feu, du gîte et du souper, les contemplatifs s'oublient jusqu'à la tombée du jour devant une vue merveilleuse, où le Weisshorn enlève sans conteste le prix de la beauté.

L'aurore du 11 août se leva pleine de menaçants présages ; ciel noir, cimes voilées, bourrasque de l'Ouest, tout cela ne disait rien de bon. Mais nous avions en perspective au moins quelques heures de chemin facile. On décida de tenter la fortune, et le signal du départ fut donné à 4 h. 40.

Nous atteignîmes en deux heures, par la route ordinaire, le Festijoch, dépression neigeuse formant trait d'union entre les glaciers de Hohberg et de Festi. Les nuages s'abaissaient toujours, et commençaient à se résoudre en grésil.

Le glacier de Hohberg, où passe l'itinéraire habituel, est exposé aux chutes de séracs. N'ayant pu l'examiner à l'avance, nous avions toutes chances de nous y égarer dans le brouillard. Joachim tomba d'accord avec moi pour penser que l'arête Nord-Ouest, sur laquelle nous nous trouvions, offrirait une route moins facile peut-être, mais mieux indiquée et plus sûre. Notre conjecture se vérifia, sauf en un point, où la glace accumulée sur la face Nord du Dom déborde ses digues et se déverse sur le glacier de Festi. Ici plus d'arête : elle est submergée. Il faut se faire un chemin à coups de piolet, inclinant à droite ou à gauche suivant le caprice des crevasses. Nous retrouvons avec plaisir notre fil conducteur, formé par une interminable série de pitons rocheux et d'arêtes de neige. A 1'1 heures nous sommes au sommet du Dom, autant du moins que l'on peut s'en assurer dans cette atmosphère grise et dense. Point de signal érigé de la main des hommes : la neige ensevelit tout et se dérobe de toutes parts en des profondeurs brumeuses. Mais il y a peu d'instants une éclaircie nous a montré l'arête où s'ouvre le Nadeljoch venant converger à la rencontre de la nôtre.

Il faut nous contenter de cette demi-certitude et redescendre en hâte, car le froid redouble, la bourrasque se change en tourmente et les rochers se blanchissent de givre. Nous-mêmes, le visage encadré de glaçons, nous prenons, dans les courts arrêts que les mauvais pas nous imposent, des aspects de fantômes ou de statues de sel.

En pareil cas s'asseoir est imprudent, manger impossible, Toute trace de nos pas est déjà effacée, et le relief du sol est notre seul guide. Heureusement personne ne se démoralise, et une petite boussole de poche, que Chambrelent exhibe à propos, nous remet dans la bonne voie un instant Perdue. Nous rentrons vers 6 heures du soir à la cabane, ruisselants d'une pluie glacée, faits comme des bandits ; mais aussi quelle joie d'entendre, volets et portes closes, le feu ronfler dans le poêle, de se sentir pénétrer par une douce chaleur et de repasser, avec les ailes de l'imagination et de la mémoire, par les péripéties de cette dure journée !

Le soleil se leva le lendemain dans un azur irréprochable.

Il eût été cruel de descendre sans mettre à profit ce dernier beau jour. La tentation d'aller revoir ce que nous n'avions fait que deviner la veille était grande. Mais, vérification faite, nos provisions se trouvèrent trop minces, et Joachim fut envoyé à Randa, avec mission de nous rapporter un supplément nécessaire. Il revint vers 11 heures ; nous fûmes aussitôt en campagne, laissant à notre messager le soin de ranger la cabane et de nous offrir au retour un échantillon de sa science culinaire. Ce départ tardif n'autorisait pas de grandes ambitions. Néanmoins, trois heures après, nous nous trouvions installés sur le point culminant de l'arête qui sépare les glaciers de Festi et de Hohberg.

Cette sommité (3,757 m.) n'a jamais, que je sache, attiré l'attention d'aucun touriste. Le nom de Festigratme semble assez approprié pour la désigner. On y accède du côté de l'Ouest par un escalier naturel formé de micaschistes en larges dalles et suivi d'une arête de neige doucement inclinée. Si facilement accessible que soit ce belvédère, la corniche neigeuse qu'il projette sur le glacier de Hohberglui donne quelques allures de grande cime. Nous lui avons dû, outre le plaisir d'une vue magnifique-, celui de constater que nous avions bien effectivement foulé la veille le sommet du Dom.

Quatre heures de descente nous reconduisirent à Randa, enchantés de notre campagne et surtout de cette fleurette nouvelle cueillie dans le champ si exploré des Alpes Pennines.

Que le lecteur soit indulgent pour cette prédilection paternelle, et qu'il ne m'en veuille pas trop si j'ai osé parler d'une région classique sans avoir à décrire aucune de ces grimpades à sensation où brillent le génie des grands guides et la foi souvent aveugle de leurs disciples.

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Alain Zuber
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12 février 2018
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