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Paradis terrestre des Bagnards

15 octobre 1976
Jean NICOLLIER
Claude Kissling

Le Paradis terrestre des Bagnards se trouvait au-delà du regard, à Martigny-Combe ou à Fully, là où les vrilles de la vigne les attachaient, l'odeur du feu de sarments les envoûtait, le vin nouveau leur rendait le carême joyeux. En apparence pourtant, les vignerons de notre vallée vivaient l'envers du paradis.

Dans la bonne saison, ils quittaient le point du jour Sarreyer, Bruson, Verbier, leur village. Par leur plus court sentier, celui du Menambiai, ils allaient prendre le premier train à Sembrancher, cheminant en solitaire ou par groupe. Parfois l'homme était accompagné de l'épouse, d'une sœur, d'un garçon ou bien d'une fille. Ils ne portaient vêtements appropriés, ni ceux de tous les jours, ni ceux du dimanche. Leur dos était bossu du sac fourre-tout, emportant fromage, bacon, pain, habits de travail.

A la Croix, on se disait au revoir ; un voisin de siège se détachait vers Plan-Cérisier.Le plus grand nombre descendait (du train) à la halte de la Ville, les rues de Martigny donnaient le vertige aux graines de Médières ils devaient renverser la tête pour regarder les maisons, jusqu'au faîte. Puis ils s'engageaient dans la route de Fully, (ils auraient entendu si longtemps le train pour Charrat-Fully qu'ils ne gagnaient rien en le prenant). Donc ils dévoraient la route à travers les Champagnes où l'air était encore calme. Mais, déjà il faisait chaud. Ils avançaient toujours du même pas rapide, pressés par la curiosité de l'état de leurs vignes.

Enfin, rendu à Branson, à la Fontaine, à Châtaigner, à Mazembroz, on se retrouvait seul, ou presque, dans l'ombre éphémère du mazot. On se changeait, on mangeait un morceau de pain et du fromage. Tout de suite on partait pour la vigne des Clèves, de Pierra-Plata, de Creux de Van…

Le lendemain, le surlendemain, fatigués par la hâte de la fournaise, par le foin qui cachait les ceps, les Bagnards consentaient à se rendre à Charrat. Hélas ! à cause de ces deux trains en gare à six heures moins dix du soir, un voyageur traqué partit pour Saxon, emportant dans sa poche les billets de ses sœurs en voie vers Martigny.

Dès Sembrancher, ils retrouvaient l'usage de leurs jambes. L'air crépusculaire puis nocturne escamotait leur lassitude. OUI, ILS Étaient pressés de remonter, en ces jours de juin et de juillet, une tâche urgente les attendait au village, au mayen, à l'alpage. A tel point que certain bonhomme supportait un caillou pour ne pas perdre de temps à se déchausser, de Sembrancher à Fontenelle, soit un trajet de sept kilomètres représentant environ une heure trente de marche.

« Autrefois, avant de prendre le train à Sembrancher, les habitants du Levron passaient par le col du Lens soit à une altitude de 1500 mètres pour redescendre sur la plaine du Rhône afin de rejoindre leurs vignes à Fully. Aujourd'hui, la plupart des Levronins sont toujours propriétaires des vignes à Mazembroz ainsi que ma famille maternelle ABBET.»

Les obligés étaient le mulet et le char de Fully, à nacelle légère, longue et profonde, montée sur roues à grand diamètre, cerclées de fer. Le harnais hors de l'ordinaire, comportait des tirants et des reculements en cuir pour la marche arrière. Les moyens de conduite, exceptionnels aussi, consistaient dans une bride avec mors et dans des guides pour conduire depuis l'arrière.

Avant la construction des routes de montagne, le déplacement hippomobile pour Verbier, Médières, Fontenelle et Sarreyer avait lieu en deux étapes, à l'aller comme au retour. Les gens de ces villages possédaient à Villette et au Liappey des remises à deux chars.

Sauf exception, mulet, char et remise étaient la propriété commune de plusieurs familles. On imagine bien à quels arrangements cette situation donnait lieu, pour fixer les vendanges à une date commune ou dans des semaines successives.

A l'avant de la nacelle on disposait un ou deux sièges amovibles, parfois banc à dossier, parfois simple planche. Pour s rendre à Fully, on empilait à l'arrière, selon les besoins et les saisons, de la paille pour changer la paillasse, du foin et un sachet d'avoine, des paquets d'échalas, des pains, des pommes de terre, du fromage, des morceaux de boucherie maison, et les futailles vides, barraux ou tonneaux.

Les difficultés inhérentes à la chaussée ont varié dans le temps. A l'époque de la route terrassée, les ornières compliquaient les croisements, tout le monde donnait un coup de main pour en sortir le véhicule le plus léger ; le gros gravier freinait et cahotait le roulage. A l'ère du macadam, sous le poids du fumier et l'effet des freins mécaniques, à l'arrière-automne, les roues glissaient et dérapaient sur le miroir givré ; le trajet Bovernier-Le Broccard causait alors bien du souci au conducteur, même s'il avait pris soin, la veille, de changer les crampons du mulet.

La fameuse cavale du Cottard gagnait Mazembroz en une heure et demie par les courtes journées d'automne. A l'aller, les équipages alternaient le pas et le trot. A l'appel de la voix et du fouet, le mulet trottait de Villette à Pierre-Grosse, puis de Cretta-Polet au pont des Trapisses, plus loin de nouveau, mais seulement sur des trajets rectilignes ou en courbes légères. Cette vitesse de pointe étonnait et amusait les enfants. Interdit de trotter dans les villages, amende cinq francs.

On ne se méfiait jamais assez du mulet. Reposé et fougueux, agacé par le mors inhabituel, mal contenu par les guides relâchées, dérangé par le moteur de la seule voiture qui l'approchait dans l'année, ou effarouché par la silhouette mobile du petit train entre le pont des Trappistes et celui de Bovernier, tout à coup il s'emballait. Habituellement, on en était quitte pour la peur, Parfois, le chargement devait être rétabli et une limonière, réparée.

Les choses elles-mêmes réglaient le retour des vendanges et le transport du vin en mars-avril. De préférence on voyageait à deux ou trois équipages. A l'automne, le char emportait deux, trois, quatre personnes, quelques paniers de raisins dont la fragilité imposait l'allure au pas, et, dans une bonbonne, un peu de vin madéré, le solde de la barelle. Au printemps, quatre, cinq ou six barraux et le cocher. Au revoir la Fori, au revoir La Colombière, au revoir Branson ! A partir de Martigny-Croix, à tour de rôle ou par instant, conducteur et passagers marchaient pour alléger le char ; les guides étaient même confiées au tout jeune ou à la toute jeune au bonheur sérieux tout à coup. Suivant la bête, le chargement et le capitaine, le voyage jusqu'à Bagnes durait de six à huit heures.

Les pères tranquilles quittaient le mazot sitôt après le déjeuner. Les gens en procès contre le temps n'étaient jamais prêts ; un mulet verbierin traversait Bovernier à minuit, son maître préférait le confort rafraîchi. Les mulets étaient doués d'une mémoire fidèle pour les haltes et le picotin. Sans commandement, ils s'arrêtaient sot devant le café Deléglise au Bourg soit sous les grands murs en amont de la Croix, puis avant le tunnel de la Monnaie ou devant le café de la Place à Sembrancher, sinon à la Batteuse. Au gré de l'heure ou de l'estomac, les voyageurs partageaient le viatique solide et liquide.

Au pas fatigué du maître et de la bête, depuis Villette, ajoutez plus de deux heures pour la route de Verbier, une heure pour celle de Bruson, une heure et demie pour la route de Lourtier, puis encore une heure pour Sarreyer.

Avant, en l'absence de voie carrossable, Médierins et Verbierins à Villette, Sarreyens au Liappey, transféraient la charge sur le bât, toutefois seulement deux ou trois barraux. Pour les autres, arrivait un parent ou un ami avec son mulet. Mais le cher homme devait être exercé à toutes les patiences. Des heures durant et jusque tard dans la nuit, le convoi se faisait attendre, pour diverses raisons, même une euphorie passagère qui arrêtait le temps dans un café. Le service réciproque un autre jour allait de soi. A défaut de cette aide sollicitée, néanmoins bénévole, le patron redescendait à Villette ou au Liappey le lendemain ou le surlendemain.

Enfin, un ou plusieurs voyages, tout le vin avait passé de la tine dans les barraux, puis des barraux dans les tonneaux du village montagnard.

Le mazot offrait à ses habitants, dont le nombre variait de un à quatre ou cinq, un espace restreint appelé cuisine, une chambrette encombrée de deux lits, parfois un tiroir ; l'une et l'autre dépourvues, au sens absolu, de toutes les commodités. Outre l'exception du propriétaire unique, il appartenait à deux familles proches par la parenté ou par l'amitié ; cependant le logement était commun et la cave, unique.

D'instinct, les vignerons bagnards cuvaient les raisins blancs comme les raisins rouges. Par commodité ils s'associaient volontiers deux à deux pour presser ; ils travaillaient alors jour et nuit pour pouvoir rentrer à la maison le lendemain soir. A défaut de place pour le pressoir ou de moyens pour en acheter un, ils «serraient » chez quelqu'un d'autre selon une pratique fidèle, rétribuée en nature, à raison de deux litres de vin pressé par brantée de vendange fermentée.

Quelles y étaient les journées mémorables ? Celles du mois de mars, certes. A l'époque où remontent ces souvenirs, les Bagnards y séjournaient une à deux semaines, voire plus longtemps, pour le service de leurs vignes, mais aussi pour gagner le salaire de quelques journées, à des défoncements ou à des fossoyages. A la Saint-Joseph, ils sortaient écouter les deux fanfares locales des deux partis politiques qui se répandaient en concerts dans les villages ; leur récit de l'événement était toujours nimbé d'un halo merveilleux.

La vraie vie commençait après le souper. Suivant une rotation de mazot à mazot, assez libre il est vrai, les Bagnards se réunissaient pour la veillée. Le vin nouveau déliait les langages, enflait les voix, le quartier retentissait de leurs éclats jusque vers minuit, tout Fully, en fait, résonnait des accents bagnards, le plus souvent en patois, le repos des sédentaires en était troublé. Les hommes réunis racontaient d'abord des souvenirs communs, la mobilisation 14-18, les rigueurs du chef d'état-major Sonderegg, la mansuétude du colonel Ribordy, l'hiver 17 dans le Jura ou bien les deuils de la grippe espagnole. S'échauffant, ils refaisaient le monde, les chemins vicinaux et les montagnes basses, louaient un secrétaire communal qui avait rendu « bien des services », déboulonnaient un président égoïste dans la répartition de fond d'entraide. De ces cas, ils glissaient à la cabale partisane des conservateurs et des libéraux, mais leurs violences n'étaient que verbales. Elles ne troublaient pas la cuite paisible d'un ouvrier rompu, les yeux clos, dodelinant de la tête, répétant à mi-voix en français ou patois une sempiternelle phrase. Le lendemain soir, ils recommençaient, en toute amitié, dans un autre mazot.

Les vignerons de notre vallée étaient de petits, de très petits propriétaires, ils possédaient quelques ares seulement. Le partage des dons de la vigne posait d'emblée un problème intime. Combien de belles grappes lèverait-on, c'est-à-dire prélèverait-on pour garnir les paniers ? Les femmes en étaient gourmandes, les hommes pensaient à la tine. Pendant huit jours on mangeait des raisins, conservés étalés ou suspendus dans un grenier, au galetas ; on en apportait leur part aux bergers dans les mayens et, quelques grappes, entre deux assiettes creuses chez les voisins sans vigne. On gardait du raisin jusque dans l'hiver, le vieux rouge de Fully se conservait bien, pour en fourrer le gâteau au bet et les beignets au sang.

D'une manière générale, les Bagnards économisaient le vin, ils en avaient peu. Les femmes n'en buvaient guère. Dans les journées laborieuses de l'été, pour l'après-midi, on préparait une bidonnée de thé ou de café au vin. Le panier du déjeuner servi au pré était garni d'une chopinette de trois ou quatre décilitres pour un ou deux faucheurs ; on le mettait au frais sous un monceau d'herbe, on la buvait avec délices après 9 heures, on avait alors fini de faucher, et ce vin vous redonnait des ailes. L'effet de cette récompense espérée pouvait même stimuler par anticipation ; un humoriste de Bry n'a-t-il pas dit : « J'avais pris la bouteille nous en avons fauché quatre avant le déjeuner ! » S'en allait-on à la manœuvre aux Grands-Plans, transporter du bois depuis les Etablons, préparer les lots de bois d'affouage au Darbay, toujours on emportait la bouteille, de bois ou de verre. En plus, pour se rétablir après la transpiration de la marche d'approche, on glissait dans la poche du sac une fiole de goutte. Le procureur de la chapelle servait l'apéritif à la milice et aux chantres le jour de la fête patronale et le vin de messe une fois par semaine. Le 16 août, jour fêté de la mesure (du lait), les consorts apportaient leur bouteille aux bergers d'alpage, c'en était trop à la fois, évidemment. A la laiterie villageoise, exploitée selon le régime du tour du lait, l'ayant-droit offrait une picholette au fromager qui s'en réconforterait vers 16 ou 17 heures, à la fabrication terminée.

Les cafetiers débitaient du vin de leurs vignes ; ils en étaient davantage pourvus. Au café sur la place du Châble, certains mois de l'année, le patron demandait : « Voulez-vous du nouveau ou du vieux ? » Le client, taquin, déclarait : « Peu importe, mais pas de celui de Charmotane ! »

En 1976, les Bagnards sont moins nombreux qu'autrefois à Fully et à Martigny-Combe. Ils s'y rendent et transportent par des moyens rapides. Le mazot est aménagé mais peu occupé. Ils font tout vite, les vendanges aussi. Ils ne s'attardent pas en mars et se rencontrent peu - adieu les bacchanales ! Quelques-uns confient les soins à un vigneron du lieu. Pourtant ce domaine exotique reste leur paradis terrestre. Ils y tiennent très fort. Ils sont toujours fiers de leur vin et prêts à l'offrir à leur hôte.

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Claude Kissling
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11 décembre 2016
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