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Grand Combin, 4314 mètres

Bourg-Saint-Pierre
Marcel Maurice Demont
Marcel Maurice Demont

La montagne endeuillée

Mécanisation de la montagne au service du sauvetage des accidentés

Grand Combin, 4314 m, 19 et 20 août 1976

Est-ce la forme de cette montagne, sa couleur au crépuscule, le mystère qui s'en dégage, lorsque par le jeu des brumes et de la lumière elle paraît flotter au-dessus de la Terre, qui provoquèrent chez mon client l'envie de la gravir?

C'est à cela que je songe alors que, en cette matinée d'un bel été chaud, je précède mon client, Monsieur Jadin, de Profondeville, Belgique, sur le chemin du refuge.

Nous sommes encore bien loin de la rustique cabane de pierre, Valsorey, 3037 mètres d'altitude, mais déjà nous percevons l'odeur familière d'un bon feu de bois. Au bonheur espéré d'une longue soirée à deux se substituera la joie d'une rencontre imprévue.

Ayant atteint le refuge, nous nous y installons et faisons connaissance avec ses occupants: Jean, un guide, simple et chaleureux, ses clients, des citadins conviviaux à l'humour pétillant qui étonnent par leur vitalité, et un aspirant guide.

Un des protégés de Jean sort de son sac à dos une boîte en carton dont il extrait une paire de crampons flambants neufs démunis de lanières de fixations. Il se débrouillera avec les quelques mètres de cordelette que je lui fournis en dépannage.

Notre projet est la traversée du Grand Combin par l'arête du Meitin, et descente sur Panossière par le Mur de la Côte.

Celui de Jean est la face sud du Grand Combin.

Dans la soirée et dans la nuit, la neige tombe à gros flocons.

Plus de vingt fois, déjà, j'ai guidé cette ascension dans des conditions difficiles, et ne vois pas de raison de briser le rêve de mon client.

Jean, mon collègue, préconise une voie de la face sud.

A deux heures du matin, alors que nous faisons le point sur la terrasse empierrée du haut refuge, les chaudes pantoufles de cabane enfouies dans la neige tombante, Jean se fait convaincant.

Ambition de réaliser une voie que je n'ai pas encore parcourue? Désir de prolonger de quelques heures une relation amicale naissante? Instant de faiblesse dans la nuit sévère à peine égratignée fugitivement par le faisceau de nos lampes frontales? Sous le col du Meitin, à l'endroit où nos routes normalement se séparent, j'accepte la proposition de Jean: son chemin devient notre chemin.

Alors que l'été touche à sa fin, la montagne est à nu, réduite à un squelette de rocs décharnés et de glace noirâtre. Ce jour-là, cette carcasse est masquée par une épaisse couverture de neige fraîche qui glissera de ses épaules au premier coup de chaleur.

La voie que nous empruntons est faite d'une succession de dalles redressées, encombrées de neige, et reliées entre elles par de petits murs verglacés. Ici et là nous gravissons quelques couloirs pentus à la roche pourrie.

Les membres de chaque cordée grimpent simultanément, à corde raccourcie et tendue, sans aucun point d'assurage, ni relais.

La progression requiert de la vigilance, de l'équilibre, de la confiance en son compagnon et en ses propres possibilités.

Les crampons, griffes d'acier chaussées par les grimpeurs, perforant la neige molle, trouvent un appui sur la glace qu'ils raient, sur un rebord de rocher, dans une fissure.

La corde est la matérialisation du contrat moral conclu entre le client et son guide, le moyen de communication. Ses ondulations véhiculent du bas vers le haut des messages d'hésitation, de doute, d'occasionnelle faiblesse; du haut vers le bas, de confiance, d'encouragement, de force rassurante. Ce lien robuste, lorsqu'il est privé de tout point d'amarrage autre que le corps des alpinistes, scelle inéluctablement leurs destins d'hommes, vainqueurs ou vaincus.

Le jour se lève alors que, empruntant une sorte de chenal verglacé, voie naturelle vers la vallée encore plongée dans l'ombre, un torrent de neige provenant du haut de la face atteint nos deux cordées, les balaie furieusement. Chanceux, je résiste à la violente poussée de la masse neigeuse, force à laquelle s'ajoute la tension de la corde à l'extrémité de laquelle est accroché mon client.

Jean et ses compagnons de cordée sont précipités dans le vide.

Au moment du déclenchement de l'avalanche, la cordée de Jean précédait la mienne de quelques mètres et était légèrement décalée sur ma droite.

Très nettement, je vois les corps de mes camarades glisser, taper et rebondir, je saisis au vol l'expression de leurs visages, enregistre leurs attitudes - lutte ultime de l'un, résignation des autres -, distingue un appel aussi, déchirant: " Faites... ! "

Réflexe dérisoire : je tends un bras pour agripper la corde qui, à toute allure, défile à proximité, puis replie mon bras impuissant, referme ma main vide.

La clameur s'apaise, un lourd silence s'installe sur la montagne.

Nous entreprenons immédiatement la difficile désescalade de la face. Alors que nous suivons les traces de nos compagnons tombés, monte en nous le sentiment fort d'accomplir un rituel riche en valeurs acceptées.

Il nous fallut presque deux heures pour atteindre l'endroit où gisaient les victimes. Beaucoup de temps s'écoula encore, passé aux côtés de l'unique survivant à tenter de soulager ses atroces douleurs, dans l'attente des secours.

En fin de compte, du lieu où reposaient les victimes au lieu de leur prise en charge par hélicoptère, nous dûmes - faute de sauveteurs disponibles - assurer seuls le transport des corps martyrisés par leur chute d'une hauteur de plusieurs centaines de mètres.

Ces événements modifièrent durablement quelque chose en moi.

Douze ans s'écoulèrent.

Un jour, dans le chaud refuge de pierre et de bois, je me retrouvai face à face avec l'unique survivant de cette terrible chute. Son visage maigre, balafré, s'éclaira, lorsque dans un sourire il me dit : « Demain, Grand Combin! »

Marcel Maurice Demont

Par égard pour les proches des victimes, les identités ne sont pas révélées.

En raison du temps que nous mîmes pour atteindre l'endroit où reposaient les accidentés, de la difficulté communicationnelle que nous éprouvâmes à alerter le service de secours, des nombreux accidents de montagne s'étant produits dans la même plage horaire ce jour-là, c'est environ trois heures après la survenance de l'accident que l'hélicoptère se posa au Plateau du Couloir. Le pilote avait pour seul accompagnant un gendarme en bottes de moto à semelles lisses dénué de toute connaissance de la montagne. L'agent de la force publique me délégua le soin d'assurer le transport des victimes du lieu où elles reposaient à la place d'atterrissage.

La neige est en deuil. Survivant et sauveteur. Des heures difficiles qui modifièrent durablement quelque chose en moi.

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