Mes premières années_4 Repérage

1 août 1999
La Chaux-de-Fonds
Claire Bärtschi-Flohr
Claire Bärtschi-Flohr

Je suis née à Genève le 4 juillet 1939, à la Maternité de l'Hôpital de cette ville, vers 22 heures.

Je suis l'aînée de trois filles. Je reçus les prénoms de Claire, Renée (Renée étant le prénom de ma mère).

Ma mère m'a souvent raconté que l'idée de ce prénom de Claire lui était venue en écoutant un chanteur de rue susurrer une chanson alors à la mode : "Claire aux yeux doux". En ce temps-là, il était fréquent de voir un chanteur ambulant se planter dans la cour d'un immeuble et chanter en s'accompagnant à l'accordéon, qui, comme chacun sait, est "le piano du pauvre". De leur fenêtre, les gens lui jetaient une pièce de monnaie.

A l'époque, c'était une sorte de petit métier, comme l'aiguiseur de couteaux ou le colporteur. Aujourd'hui, après quelques dizaines d'années pendant lesquelles ce type d'activité eut été plutôt incongru et méprisé, on voit à nouveau des jeunes gens ou des chômeurs désargentés essayer de gagner quelques sous en faisant de la musique dans les gares, sur les places touristiques et les rues commerçantes.

Lors de ma naissance, mes parents habitaient au 7ème étage du numéro 7 de la Rue des Gares, un immeuble jaune toujours debout, avec vue sur la ville, sur la gare et sur les trains. Ce qui ne devait pas déplaire à mon père, un fan de locomotives, surtout quand elles étaient à vapeur !

Lorsque ma mère évoquait le choix de mon prénom, elle semblait regretter "les yeux doux" car il s'avéra que mes yeux bruns étaient plutôt sombres et mon caractère bien dessiné. Selon ma grand-mère maternelle qui l'écrivit dans son "journal" en 1942, j'étais "plutôt vive et je me faisais beaucoup gronder" ! Plus tard, mon père m'appelait affectueusement "Clairon", à cause de ma voix puissante ! Je me souviens que j'aimais jouer à la maîtresse d'école. Un jour qu'on me demandait ce que je ferais quand je serais grande, je déclarai que j'aimerais être concierge. Les adultes, très étonnés de mon choix, me prièrent de m'expliquer. Je répondis qu'une concierge possédait toute une maison et qu'elle commandait à tous. Il faut dire qu'un vivant spécimen de cette honorable profession sévissait dans un immeuble sis à côté de chez moi et que cette personne si influente et qui appréciait si peu nos cris et nos jeux m'inspirait une grande crainte et une grande admiration ! Tout cela en dit long sur mon goût pour l'exercice de l'autorité !

Mon père était ingénieur-technicien. Il avait fait le "TECH" comme on disait, et travaillait, lors de ma naissance, chez "Calorie". Il avait, à ce moment-là, vingt-huit ans.

Ma mère, âgée de vingt-six ans en 1939, avait fait un apprentissage de comptable et avait travaillé plusieurs années dans différentes entreprises.

Si je compare la jeunesse de mes parents à la mienne et à celle de mes contemporains, je trouve qu'elle leur fut volée. Mon père, né en 1911 à Raon L'Etape (France, Vosges), où son père et son grand-père avaient une petite fabrique de brosses, devint orphelin à quatre ans. Son père, mobilisé en 1914, se trouvait, le 9 juin 1915, dans un camion qui sauta sur une mine à Hébuterne (Pas-de-Calais). Chassés par l'armée allemande, ma grand-mère, ses beaux-parents et ses deux enfants voyagèrent à pied des Vosges en Suisse. Un jour, pendant ce voyage, les Allemands ont provoqué une inondation en ouvrant les vannes d'un barrage dans un but stratégique. Toute la famille dut se réfugier sur le toit d'une maison de village. A un certain moment, mon père âgé de quatre ans, glissa et faillit périr noyé.

Installée à Genève, chez son père qui habitait à ce moment-là le quartier de St-Gervais, ma grand-mère dut travailler comme dactylo. Elle avait trouvé un emploi dans le garage des Charmilles qui était spécialisé dans les voitures Pic Pic. Juste de quoi gagner sa vie et celle de ses enfants.

C'est là qu'elle fit connaissance de Marc Archinard, mécanicien, qu'elle épousa en 1919.

Marc, dit aussi Marco ou Paco hérita et acheta la Villa L'Eglantine, chemin Bonvent11 et le garage, rue Rothschild, aux Pâquis.

Devenus adolescents, mes parents, qui s'étaient connus à "L'Union Chrétienne" vers 1930, vécurent la grande crise et le chômage, tout particulièrement mon père qui dut aller travailler une année à Lyon, n'ayant pas trouvé de travail à Genève.

L'Union Chrétienne permettait aux jeunes gens de se réunir dans un cadre sérieux, rattaché à l'Église protestante. Mes parents faisaient partie d'une bande de jeunes que liait une grande amitié. L'une de leurs activités préférées consistait en excursions à pied de Vernier et Cointrin à l'assaut des superbes sommets du Jura français. Peu à peu, des couples se formèrent au sein du groupe et se marièrent. Puis la bande devint une association appelée La Béquille, nom choisi pour rappeler à ses membres qu'ils devaient s'entraider. Les rencontres mensuelles (celles organisées pour l'Escalade étaient parfois mémorables !) durèrent, en ce qui concerne mes parents, jusqu'à la mort de ma mère, en 1990. Mon père était déjà malheureusement décédé en 1976.

Pour une rencontre-anniversaire de La Béquille, ma mère écrivit des paroles de circonstances sur un air tiré de l'Auberge du Cheval Blanc de Franz Lehar. "Au joyeux Tyrol, quand la gaîté prend son vol…". Nous admirions beaucoup ma mère d'avoir ce talent.

A peine mariés, la vie de mes parents fut brusquement et complètement bouleversée par la guerre.

En septembre 1939, j'avais deux mois, mon père, de nationalité française, fut mobilisé dans La Ligne Maginot, un immense ouvrage de défense construit dans le nord de la France. Mon père parti, ma mère qui adorait son mari, dut faire front et chercher un emploi. Elle fut réengagée pour tenir la comptabilité du magasin de fleurs pour lequel elle avait déjà travaillé. A l'époque, l'aide sociale était inexistante. Un jour, ma mère se rendit néanmoins à la mairie de Vernier où elle était née pour connaître ses droits. L'employé ne put s'empêcher de lui dire :"Quelle idée aussi d'avoir épousé un Français !". Selon mes parents, les Allemands et leur gouvernement étaient alors fort admirés par une grande partie de la population suisse car ils donnaient l'impression qu'ils pouvaient dominer les problèmes sociaux qui étaient à résoudre. Alors que le gouvernement français, avec le Front populaire, ne semblait pas très "propre en ordre" !

Ma grand-mère maternelle, veuve, s'occupa de moi pendant la journée. Elle venait de perdre son mari, qui n'avait que cinquante-quatre ans, des suites d'un cancer généralisé. Sur son lit de mort, mon grand-père prophétisa la venue prochaine de la guerre à des proches encore très incrédules. Ma grand-mère dépérissait considérablement, se laissant peu à peu mourir de chagrin. La naissance de sa petite fille l'obligea à se ressaisir. Cette nouvelle tâche lui redonna le goût de vivre comme elle le racontait fréquemment elle-même.

Ma mère m'a raconté plus tard combien il lui en coûtait de laisser son bébé pour aller travailler et que chaque soir, à son retour, elle essayait de privilégier le moment où elle me donnait le bain. Pour se distraire lors des longues attentes dans la Ligne Maginot, mon père avait dessiné et envoyé son portrait. Il fut encadré et posé sur la table de nuit et ma mère prenait grand soin de me le montrer fréquemment et de me parler longuement du cher absent.

En ces temps difficiles, ma grand-mère maternelle était une privilégiée. Elle touchait une petite rente de veuve car son mari avait été monteur-électricien aux "Téléphones*"* de Genève.

Ma grand-mère paternelle, par contre, ayant épousé en secondes noces un garagiste indépendant qui fut longtemps malade avant de mourir en 1940 et qui avait ainsi accumulé des dettes, dut utiliser sa maison de Cointrin, qui était sa seule ressource, pour gagner sa vie. Cette maison lui servit à loger pendant des années des locataires (souvent des employés de l'Aéroport, alors en pleine expansion). Ma grand-mère leur servait de blanchisseuse, de femme de chambre et de cuisinière. Ah ! Les soupes aux légumes de Mémé Lalo ! Et les oignons frits, plat favori de Monsieur Pfiffner, dont les effluves me faisaient accourir à la cuisine ! Le thé que nous servait ma grand-mère avait lui aussi un parfum que je n'ai jamais retrouvé.

Sans doute les souvenirs d'enfance sont-ils enjolivés et mes sens étaient alors moins émoussés. Ainsi voici l'image qui me vient immédiatement et aujourd'hui encore à l'esprit quand je sens la bonne odeur d'un feu de jardin. Je me revois à dix ans, à Cointrin, par une matinée ensoleillée, j'entends les oiseaux chanter, les poules caqueter, la haie bruisser doucement sous l'effet de la brise tiède. Je revois le cerisier, le saule pleureur, le grand cèdre dans lequel j'aimais grimper et je ressens tout le charme de cette atmosphère paisible et calme.

Mes deux grand-mères, devenues veuves toutes deux presque en même temps, furent d'excellentes amies tout en maintenant entre elles le vouvoiement et en s'adressant toujours l'une à l'autre de la manière suivante : "Allons, Madame Champendal, je crois qu'il est l'heure de rentrer". "Certainement, Madame Archinard, vous avez tout à fait raison".

Ma grand-mère paternelle, plutôt rondelette, possédait un fort tempérament et dirigeait le couple. Ma grand-mère maternelle, très mince, se laissait mener avec plaisir et n'imposait jamais sa volonté.

Elles se rendaient au cinéma ensemble, partaient une journée sur le lac Léman en bateau. Elles firent un voyage mémorable à Paris où il leur arriva plusieurs petites aventures plutôt comiques provoquées par leur naïveté.

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Les six premières années de ma vie furent donc des années de guerre. Mais j'étais née sous une bonne étoile. Je ne connus aucune des privations et des atrocités qui firent souffrir des millions de gens à cause de l'incommensurable imperfection de l'homme. L'être humain, créature de Dieu ? Vraiment ? Ne serait-ce pas plutôt le contraire ? Dieu, création de l'Homme, créé à son image : patriarcale, guerrière, égocentrique, intolérante et sans pitié.

Je fus néanmoins frappée d'abord dans la personne de mon père. Il vécut, lui, un cauchemar qui dura un an et demi. Il passa dix mois enfermé dans La Ligne Maginot. Puis ce fut la reddition sans combat. Tous les soldats furent emmenés à pied vers l'Allemagne, "le fusil des Allemands au cul" comme mon père le disait avec amertume. Puis ce fut le Stalag VII/A, camp de prisonniers, à Moosburg, en Bavière, le travail forcé dans une ferme, la faim quotidienne, un immense sentiment de désespoir et d'impuissance. Mon père organisa deux évasions. La première fut ratée. La seconde, réussie.

Et, chaque jour, je ressentais les angoisses de toute la famille. J'entendais les réactions de colère ou de frustration provoquées par les nouvelles diffusées sur la Radio Libre que l'on écoutait quotidiennement. J'écoutais des conversations peu rassurantes. Chacun s'interrogeait sur l'issue de la guerre. La Suisse allait-elle être envahie comme les autres pays ? Comment manger à sa faim, comment se chauffer ? Six ans ! c'est long, c'est interminable.

Ma mère assurait avec courage la vie de tous les jours et courait, infatigable, de son domicile à son travail. Pendant toute la guerre, l'obscurcissement fut obligatoire. On avait supprimé l'éclairage public. Aucune lumière ne devait filtrer des fenêtres. Il fallait leur mettre d'épais rideaux. Ma mère racontait qu'en rentrant chaque soir de son travail, l'hiver, vers dix-huit ou dix-neuf heures, elle ne voyait pas son chemin. Elle se heurtait avec inquiétude à des gens dont elle craignait les mauvaises intentions. Un jour, elle trébucha contre une bicyclette abandonnée sur le trottoir et se blessa sérieusement à la jambe.

Enfin, les longs récits de mon père, revenu en 1941, racontés avec beaucoup d'humour pourtant, car il voyait souvent l'aspect comique et dérisoire de certaines situations, me faisaient découvrir un monde bien inquiétant pour une petite fille, un monde d'une folie et d'une absurdité totale. Et que penser de l'évocation de ces "boches", qui revenait comme un leitmotiv ? Quelle mépris, quelle haine nous éprouvions pour ces Allemands ! Comment plus tard aurais-je pu aimer et apprendre leur langue qu'une prof. dure, sèche et sévère essayait de nous enseigner à l'Ecole secondaire, à la rue Necker ? Voilà une question que je ne me suis posée qu'à cinquante ans. Pendant mon adolescence, cette répugnance à apprendre l'allemand était attribuée, par moi et par les miens, à de l'incapacité.

Peu à peu, au fil des années, j'ai compris que le monde ne pouvait se définir en bons et méchants. Le fait d'étudier, de beaucoup lire, mon intérêt pour les faits d'actualité : les soubresauts des guerres d'indépendance des pays colonisés comme l'Algérie, les événements de 1968, m'ont appris que les Allemands n'avaient pas le monopole de la cruauté et que celle-ci était fort bien partagée par tous et malheureusement indéracinable car composante essentielle d'une société basée sur la domination et la compétition.

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De toute cette époque, qui marqua les premières années de ma vie, seules quelques images subsistent. Encore faut-il distinguer entre les vrais souvenirs et les événements qui m'ont été racontés. Parmi les seconds, voici une petite anecdote comique : un jour que j'étais assise avec ma famille dans le tram, le nez collé à la vitre, nous arrivâmes à la Place Neuve. Apercevant la statue du Général Dufour caracolant sur son cheval, je m'écriai "Maman, regarde ! C'est le Général Guisan !" Tous les passagers se mirent à rire. Le Général Guisan était le chef de l'armée Suisse et on entendait beaucoup parler de lui à la Radio.

Il me suffit d'entendre aujourd'hui encore l'exercice mensuel des sirènes de la ville de La Chaux-de-Fonds que j'habite actuellement pour me retrouver à Genève, en 1944, dans ma classe d'école enfantine, rue des Asters. Entre-temps, en effet, nous avions déménagé et nous habitions une villa vieillotte et pleine de charme avec un jardinet caché dans un fouillis de verdure, chemin de l'Orangerie 15. Cette école ainsi que l'école primaire ont été démolies lors du remaniement du quartier dans les années soixante. Je nous revois, mes petits camarades et moi, descendre deux par deux et en bon ordre l'escalier qui conduisait à la cave qui servait d'abri.

Je note en passant que ma mère, un peu claustrophobe m'a dit n'avoir jamais pu, durant toute la guerre, descendre dans un abri collectif lors des alertes provoquées par le passage d'avions alliés ou ennemis au-dessus de Genève. A ma connaissance, il y eut au moins une fois un bombardement (par erreur) sur la ville.

Pendant longtemps, le soir, avant de m'endormir, je me souviens que je me lovais au fond de mon lit qui devenait une sorte de cabane en forme de tombe, basse, étroite, mais chaude et douillette, dans laquelle personne ne pouvait me découvrir, malgré la guerre que j'imaginais sévir au-dessus et autour de ma cachette.

Malgré le peu de souvenirs, ces années m'ont sans aucun doute profondément marquée. Mais je ne m'en rendais pas compte, car, devenue adulte, j'avais gardé une impression extrêmement heureuse de mon enfance et il est certain que, grâce à mes proches, elle le fut. Mais, dans mon subconscient, les émotions se sont enregistrées. Ce n'est que lors des commémorations du cinquantenaire de l'armistice de 1945, que j'ai pris conscience que cette guerre avait profondément imprégné mon cœur et mon esprit, qu'elle avait en partie façonné ma personnalité et mon appréhension (dans les deux sens du terme) du monde. En effet, l'année 1995, la télévision permit de voir ou revoir de manière assez exhaustive des documents extrêmement nombreux et importants, d'entendre des témoignages de toute sorte, d'écouter des rescapés parler de leurs épreuves.Ce qui n'avait guère été le cas auparavant. J'ai été replongée dans cette atmosphère oppressante et j'ai sentis à quel point l'évocation de cette époque me bouleversait profondément.

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