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Ernest Ansermet sur sa vie - Esquisse de l'histoire du ballet, Diaghilev, Les Cahiers Vaudois e.a. (6/6)

16 mai 1965
Ernest Ansermet
René Gagnaux

Pour une courte introduction à cette causerie tenue par Ernest Ansermet le 15 mai 1965, voir le descriptif du premier fichier audio de cette série.

La transcription du texte cité ci-dessous a été un peu arrangée, et j'ai inséré quelques sous-titres caractérisant les divers points-forts de la causerie.

Épisode précédent: L' Espagne, rencontre avec Manuel de Falla

Ernest Ansermet parle sans interruption depuis une quarantaine de minutes, il commence à être fatigué, ce qui est très compréhensible: il avait plus de 80 ans! Perdant un peu le fil de son discours, il ne suit plus l'ordre strictement chronologique. Mais c'est un jaillissement ininterrompu d'anecdotes, l'une entraînant l'autre, toutes savoureuses, avec beaucoup de souvenirs!

Diaghilev, les Ballets Russes, Picasso

"[...] Si ma vie a été conduite par des hasards, je ne suis tout de même pas resté esclave de ces hasards: je savais les limiter ou résister à ce qu'ils offraient pour moi. Déjà, dès cette époque, mes aspirations me poussaient à continuer mon activité à Genève, pour les concerts où j'avais été nommé, et de poursuivre, de les développer. Aussi je quittais Diaghilev à l'automne ou en été, et je le rejoignais au printemps, puisqu'à ce moment-là notre activité n'était qu'hivernale.

Alors cette année-là, au printemps, je le rejoignis à Rome. Diaghilev n'était pas riche, il ne l'a jamais été (quand il est mort, il ne restait que peu de chose sur son compte en banque...). Mais il vivait en grand seigneur, il tenait table ouverte et avait toujours à sa table des personnages intéressants, ou des grands personnages. Il était lié avec la noblesse de tous les pays, avec les diplomates: partout où nous allions nous étions entourés de diplomates; l'Aga Khan était un de nos amis et assistait régulièrement à nos spectacles. Il était très friand des danseuses, mais je dois vous dire tout de suite que cela ne servait à rien, nos danseuses étaient extrêmement sérieuses: je dois mentionner cela parce que les danseuses de ballet ont assez facilement une mauvaise réputation. Mais ce n'était pas le cas avec les Ballets russes, pour la simple raison qu'en Russie, l'art du ballet était un art admis dans la bonne société, c'est-à-dire que les demoiselles de bonne famille étudiaient la danse. Olga Koklova, par exemple, qui est devenue la femme de Picasso, était la fille d'un colonel et était d'une famille très bien. C'est aussi la raison pour laquelle Picasso a fini par l'épouser: quand nous étions à Rome, Picasso la poursuivait, mais elle ne se laissait pas faire. J'habitais dans le même hôtel qu'Olga Koklova. Picasso en profitait pour venir avec moi à l'hôtel, et puis au bout d'un moment, il me quittait et me disait: Je vais voir Olga. Il allait, mais moi j'entendais dans le corridor Picasso frapper à la porte; et Olga disait, de derrière sa porte: Non, M. Picasso, non, M. Picasso, je ne vous ouvrirai pas. Effectivement, il a dû attendre au moins neuf ou douze mois pour que, l'ayant présentée à sa mère et ayant promis de se marier à la mairie, elle accepte enfin d'être Madame Picasso.

Quand nous étions sur ce bateau italien qui nous ramenait de New York à Cadix, un beau soir, au moment où nous allions arriver à Cadix, le télégraphiste (j'allais toujours vers le télégraphiste pour écouter la radio, les nouvelles de la guerre) me dit: Ecoutez, Monsieur, venez donc dans ma chambre, je voudrais vous parler. Je vais dans sa chambre, il m'offre un verre de vermouth et me dit: Ecoutez, qu'est-ce que c'est que ça? Vous n'allez pas me dire que c'est une compagnie de ballets! Parce que, moi, je sais ce que c'est, une compagnie de ballets, vous savez, j'en ai souvent transporté sur mon bateau. Mais là, j'ai essayé avec toutes vos danseuses, j'ai essayé de les séduire, mais il n'y a rien à faire. Il n'en revenait pas, ce Napolitain!

En 1917, nous étions attablés tous les jours à midi chez Diaghilev, avec Strawinsky, Cocteau, Bakst, Satie, Picasso. Picasso faisait les décors de Parade, Bakst préparait aussi un décor. Il y avait José Maria Sert qui préparait un autre décor... C'était véritablement des déjeuners éblouissants, imaginez que l'esprit de Cocteau était jaillissant, tout le temps! [...]"

En Amérique du Sud, le Théâtre Colon...

"[...] De là, nous sommes allés à Paris donner la première de Parade et un spectacle, et puis en Espagne. Ensuite, nous sommes partis pour l'Amérique du Sud. Nous y étions dans une situation épouvantable, parce que Diaghilev avait refusé de nous accompagner: il avait gardé avec lui Massine, son premier danseur, et nous n'avions que Nijinsky. Les directeurs du Théâtre Colon en avaient profité pour déclarer le contrat rompu, et quand nous sommes arrivés à Montevideo, ils sont venus nous dire: Vous pouvez reprendre le bateau et retourner en Europe. Comme ce n'était pas possible, ils déclarèrent: Alors, nous consentons à vous garder et à vous faire faire la tournée, mais à de toutes nouvelles conditions.

Les nouvelles conditions, c'est qu'ils paieraient Nijinsky tous les soirs avant le spectacle, mais que les autres ne recevraient, au bout de la semaine, que de quoi payer leur hôtel, avec un peu d'argent de poche. C'est tout ce que nous avons eu pendant toute la tournée, de sorte que nous sommes arrivés très appauvris à Barcelone, au retour. [...]"

Déclin des Cahiers Vaudois, des Ballets Russes, de Diaghilev...

"[...] À ce moment-là, j'ai quitté Diaghilev, jusqu'à la fin de la guerre. Et à la fin de la guerre, le ballet qui avait végété en Espagne a pu trouver des engagements à Londres: c'est là que nous avons connu les plus brillantes années des Ballets russes, de 1919 à 1923. Nous donnions des spectacles pendant quatre mois à Londres: toute la société anglaise, et l'élite anglaise, et les intellectuels d'Oxford et de Cambridge y assistaient. Durant les entractes des ballets, je dirigeais des morceaux de musique russe que les Anglais ne connaissaient pas, et nous étions constamment invités à des après-spectacles chez Lady Matthews, chez Lady Halifax, chez Mme Asquith et d'autres. Ce furent les grandes années

Ce fut vraiment là une période extrêmement importante, d'autant plus que c'est à ce moment-là que nous avons repris le Sacre du Printemps, et repris tous les anciens ballets des Ballets russes; créé le Tricorne, la Boutique fantasque, Pulcinella, Chout de Prokofiev, etc. Ces années ont été les grandes années.

En 1923, j'ai quitté Diaghilev, parce que je sentais que cela commençait à se dégrader. Ce que je vous ai dit tout à l'heure des Cahiers Vaudois, je pourrais le répéter, à plus forte raison, des Ballets russes. Les Ballets russes étaient une grande entreprise esthétique, qui a bouleversé les goûts et même les notions esthétiques, mais ce n'était que ça. Et si, vers la fin de ma vie, vous m'avez peut-être vu prendre une autre position devant l'art, et rechercher ce qu'il y avait derrière l'esthétique, ce qui se manifestait par l'esthétique, c'est peut-être bien une réaction à ce que j'ai vécu, soit chez les Cahiers Vaudois, soit chez les Ballets russes, une réaction au manque que je sentais dans cette attitude purement esthétique qui était la leur.

Cette attitude purement esthétique, je vous en donnerai un exemple typique. Les premiers ballets de Diaghilev avaient toujours un thème, une substance. Petrouchka, c'est une histoire ou un drame de marionnettes, mais enfin qui a le sens du drame humain. Le Sacre du Printemps, c'est la même chose, L'Oiseau de Feu, c'est la même chose; mais plus on s'éloignait, plus le sujet disparaissait, il n'y avait plus de sujet. On tendait à ne plus faire qu'un spectacle purement esthétique, et ce qui comptait, c'était le décor cubiste, fait en toile cirée, ou bien en verre, des costumes extravagants, et enfin une histoire qui ne tenait pas debout.

Lorsque nous avons donné Le Rossignol, par exemple: Le Rossignol de Strawinsky est écrit sur le conte d'Andersen que tout le monde connaît. Eh bien, quand je suis arrivé à Londres et que Le Rossignol était censément prêt, Diaghilev m'a dit: Mois dites-donc, qu'est-ce que c'est que cette histoire du Rossignol? Il avait complètement oublié l'histoire du Rossignol!

L'histoire se termine ainsi: l'empereur est malade, il a gardé auprès de lui le rossignol japonais, qui est un rossignol mécanique; mais ce rossignol japonais s'est détraqué, et ne marche plus. Quand l'empereur est sur le point de mourir, le vrai rossignol revient vers sa fenêtre. La mort est là qui menace l'empereur, et le rossignol chante tellement bien les beautés du cimetière qu'il décide la mort à y retourner et à laisser l'empereur tranquille. De sorte que l'empereur est délivré de la mort. À ce moment-là arrivent tous les courtisans qui, eux, le croient mort. Et quand il se lève et leur dit: Bonjour, messieurs, ils sont tout à fait surpris. Donc, ça c'est très important; eh bien Diaghilev avait complètement oublié ce détail, et il croyait, lui, que l'empereur était mort! De sorte que le Bonjour, messieurs et toute la fin du ballet, n'avaient plus aucun sens. Mais cela ne le gênait absolument pas, pourvu qu'il y ait de la bonne danse.

Alors, tout ça, je le sentais, et je puis vous dire qu'après avoir quitté Diaghilev, c'est-à-dire après 1923, j'ai continué tout de même à aller le voir de temps en temps à Paris. Il m'a dit un jour: Je ne fais plus que de la saleté. Il était entraîné, emporté par sa propre tendance (ce que Strawinsky lui reprochait d'ailleurs à ce moment-là), par cette tendance esthétique qui consistait toujours à rechercher la nouveauté pour la nouveauté, ce qui n'avait pas de fin, et qui était en quelque sorte une dégradation de la véritable valeur de ses spectacles. Strawinsky le lui reprochait, je le sentais aussi, et lui-même s'en rendait compte... Il mourut en 1930 du diabète dont il souffrait depuis longtemps. [...]"

Anecdote à Buenos-Aires, une montre énorme...

"[...] Permettez-moi de vous raconter une toute dernière histoire: elle est vraiment très touchante. Lorsque j'avais été avec les Ballets russes à Buenos Aires en 1917, le théâtre Colon avait fait venir un orchestre brillant d'Italie pour les spectacles italiens, les opéras de Bellini, Donizetti, Verdi, Rossini, etc. Mais pour les Ballets russes qui jouaient Petrouchka, L'Oiseau de Feu et des oeuvres d'une haute difficulté, il avait pris des musiciens syndiqués de Buenos Aires, qui étaient, à part quelques excellents artistes, des musiciens tout à fait quelconques, de deuxième ou de troisième ordre, qui jouaient dans les cinémas ou les cafés.

Quand on a annoncé ça, toute la presse a protesté en disant: Ça va être affreux. Mais moi, j'ignorais ces circonstances, et j'ai pris les choses comme j'ai l'habitude de les prendre, j'ai travaillé avec un tel acharnement que les musiciens ont très bien joué, et que les spectacles ont parfaitement marché. Tout étonnée, la presse l'a reconnu, et a dit: Nous n'aurions jamais cru que cet orchestre soit capable de jouer comme ça. Et en reconnaissance, les musiciens m'ont invité à souper, à la fin de la saison, et leur chef m'a adressé la parole en me disant: Monsieur Ansermet, notre ambition est de former un orchestre argentin. On fait toujours venir ici des orchestres italiens, notre ambition est de former un orchestre avec des musiciens argentins et de donner des concerts, parce qu'il n'y a jamais de concerts à Buenos Aires, sauf de temps en temps l'orchestre de Colon. Et si nous arrivons à avoir les subventions nécessaires, nous espérons que vous viendrez nous diriger. Et là-dessus ils m'ont offert une magnifique montre en or. C'était une montre énorme!

Je suis rentré à Lausanne, je trouvais cette montre beaucoup trop grosse; je suis allé voir un horloger que je connaissais très bien, place Saint-François, qui était représentant d'une maison de La Chaux-de-Fonds. Je lui dis: Dites-donc, est-ce que vous croyez que je pourrais changer cette montre contre une montre, enfin, plus petite? - Oh, mon pauvre monsieur Ansermet, c'est de la camelote que nous fabriquons pour l'Amérique du Sud, elle ne vaut pas grand-chose, c'est notre maison qui l'a faite. Mais enfin, cela ne fait rien, je vous la changerai! [...]"

En bateau pour l'Argentine, 1929

Les engagements à Buenos Aires, Juan José Castro

"[...] Quant à la promesse des Argentins, elle a été tenue car en cette année 1923 dont je vous parle, nous avions donné Les Noces à Paris. À la fin d'un spectacle, le concierge de l'Opéra vient me dire: II y a quelqu'un qui vous demande, et je vois arriver mon cher Juan José Castro, qui avait été mon violon solo à Buenos Aires, accompagné d'un autre musicien. Il me dit: Nous avons la subvention, et nous venons maintenant vous demander de venir à Buenos Aires. C'est ainsi que cela a commencé. J'ai fait dix ans de saisons à Buenos Aires: je dirigeais l'hiver à Genève, je partais au printemps et je revenais l'automne. De sorte que pendant dix ans, je n'ai pas eu d'été, mais cela ne m'a pas été si mal, vous voyez, je ne m'en porte pas trop mal. Sur quoi, je crois qu'il faut vous laisser vous reposer. [...]"

À noter que le texte de la causerie - un peu modifié - à fait l'objet d'une série d'articles du «Samedi litéraire» du «Journal de Genève» - mars et avril 1970 - ainsi que d'un tiré à part.

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René Gagnaux
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7 décembre 2017
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