Polémique autour d’un bifteck d’ours à Martigny Repérage

Alain Chardonnens
Partenariat Passé Simple - notreHistoire

En 1832, Alexandre Dumas voyage en Suisse. Il publie un récit très romanesque de son séjour. Parmi les anecdotes inventées, une affaire de viande d'un plantigrade valaisan et anthropophage.

Dans ses Impressions de voyage, Alexandre Dumas livre à ses lecteurs de nombreux détails sur la Suisse. Sont-ils tous exacts? En 2012, en se rendant sur les lieux visités, Dominique Formaz, professeur d'arts visuels au collège de l'Abbaye de Saint-Maurice, et ses élèves remarquent des incohérences dans les propos de l'auteur. Ils relèvent que l'un des points litigieux du texte d'Alexandre Dumas porte sur le bifteck d'ours qu'il déclare avoir mangé dans une auberge de Martigny, l'Hôtel de la Poste ou Grand-Maison (aujourd'hui Taverne de la Tour). Dumas y raconte sa réaction de dégoût en apprenant qu'il vient de manger la viande d'un ours qui a dévoré son chasseur avant de mourir (Voir son récit au fond de cet article). Ce chapitre a été sujet à bien des polémiques au sein de l'intelligentsia parisienne: une belle publicité pour le livre du jeune auteur en quête de gloire.

La Grand-Maison vers 1860. Collection privée du groupe d'option complémentaire en arts visuels du Collège de l'Abbaye de Saint-Maurice.

Fuyant l'épidémie de choléra et les factions royalistes qui cherchent à l'éliminer physiquement, Alexandre Dumas quitte Paris en juillet 1832 pour se rendre en Suisse. Belle Krelsamer, sa maîtresse principale, est du voyage. Dumas veut se reposer dans cette Suisse, tant vantée par Rousseau dans La Nouvelle Héloïse et Schiller dans Wilhelm Tell. La Suisse apparaît comme un Éden préservé, loin de l'agitation parisienne. Ce tour de Suisse dure près de trois mois. L'écrivain et sa maîtresse rentrent à Paris en octobre 1832. Les premiers chapitres du récit de voyage sont publiés en 1833 et 1834 dans la Revue des Deux Mondes.

L'arrivée de Dumas à la Grand-Maison. Alexandre Dumas, Œuvres illustrées, volume 11. Impressions de voyage en Suisse*, Paris, 1891, Illustrations par Coppin, Lancelot, J.-A. Beaucé, p. 53.*

En 1834, Georges Arandas se rend à l'Hôtel de la Poste pour interroger le patron, Valentin Morand. Son compte rendu, destructeur pour Dumas, paraît dans la Revue du Lyonnais en 1835. Morand y nie catégoriquement avoir servi de l'ours. Selon le tenancier, aucun plantigrade n'a été abattu dans la région depuis des lustres. De plus, aucune collecte de dons n'a été organisée en faveur de la veuve dont le mari, Guillaume Mona, avait été prétendument dévoré par l'animal. Certes, un ours a bien été tué par un chasseur quelques années auparavant, dans la vallée d'Hérémence. Mais Guillaume Mona n'a rien à voir dans cette histoire de chasse à l'ours en Valais. Mona est tout simplement le nom du garde forestier de Villers-Cotterêts, ville natale de Dumas…

Valentin Morand, président radical de la ville de Martigny de 1843 à 1848, 1853 à 1858 et 1861 à 1864, se plaint à Georges Arandas que des voyageurs affamés ayant lu les Impressions de voyage viennent toujours lui demander du bifteck d'ours. Il est ainsi devenu la risée de toute la population de Martigny.

Le chasseur chassé par l'ours. Gravure d'Émile Bayard publiée dans Alphonse Toussenel, L'esprit des bêtes*, Paris 1868.*

En 1842, Alexandre Dumas revient à Martigny et commande, sans se faire reconnaître, le plat tant décrié dans le même établissement. Dans ses Mémoires, il rapporte la conversation qu'il a avec l'un de ses amis, qui lui demande:

«- Mais, enfin, qu'y a-t-il de vrai dans ton histoire de bifteck d'ours?

-Tout et rien.

- Comment, tout et rien?

- Trois jours avant mon passage, un homme s'était mis à l'affût d'un ours, et avait blessé l'ours à mort; mais, avant de mourir, l'ours a tué l'homme et dévoré une partie de sa tête. En ma qualité de poète dramatique, j'ai mis la chose en scène, voilà tout.»

Dans Une aventure d'amour, son roman publié en 1860, Dumas réplique à l'aubergiste qui l'accuse d'affabulation: «Un aubergiste français eût payé au poids de l'or une réclame si merveilleusement réussie; il eût pris pour enseigne Au bifteck d'ours, et il eût fait fortune.»

Alexandre Dumas reconnaît avoir pris beaucoup de liberté avec la réalité. Ce récit de voyage en Suisse, marqué par l'imagination et l'exagération, annonce les débuts prometteurs d'un jeune romancier qui sera, grâce à sa verve, l'un des écrivains français les plus lu au monde.

Alain Chardonnens

enseignant-formateur en histoire à l'Université de Fribourg

Pour en savoir davantage

Alexandre Dumas, Impressions de voyage: en Suisse. Tome 1: En Suisse romande et dans les cantons alpins. Paris, 2015.

Sur les traces d'Alexandre Dumas entre Léman et Grand-Saint-Bernard, sous la direction de Dominique Formaz, Paris, 2013.

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Le récit d'Alexandre Dumas

Voici le passage où Alexandre Dumas raconte le repas à l'Hôtel de la Poste tenu par le président du parti radical.

«J'avais pris le bifteck sur mon assiette, et j'avais senti, à la manière triomphante dont ma fourchette s'y était plantée, qu'il possédait au moins cette qualité qui devait rendre les moutons de mademoiselle Scudéry si malheureux. Cependant, j'hésitais toujours, le tournant et retournant sur les deux faces rissolées, lorsque mon hôte, qui me regardait sans rien comprendre à mon hésitation, me détermina par un dernier Goûtez-moi cela et vous m'en direz des nouvelles.

En effet, j'en coupai un morceau gros comme une olive, je l'imprégnai d'autant de beurre qu'il était capable d'en éponger, et, en écartant mes lèvres, je le portai à mes dents, plutôt par une mauvaise honte que dans l'espoir de vaincre ma répugnance. Mon hôte, debout derrière moi, suivait tous mes mouvements avec l'impatience bienveillante d'un homme qui se fait un bonheur de la surprise que l'on va éprouver. La mienne fut grande, je l'avoue. Cependant, je n'osai tout à coup manifester mon opinion, je craignais de m'être trompé ; je recoupai silencieusement un second morceau d'un volume double à peu près du premier, je lui fis prendre la même route avec les mêmes précautions, et, quand il fut avalé:

- Comment! c'est de l'ours? dis-je.

- De l'ours.

- Vraiment?

- Parole d'honneur.

- Eh bien, c'est excellent.

Au même instant, on appela à la grande table mon digne hôte, qui, rassuré par la certitude que j'avais fait honneur à son mets favori, me laissa en tête-à-tête avec mon bifteck. Les trois quarts avaient déjà disparu lorsqu'il revint, et, reprenant la conversation où il l'avait interrompue:

- C'est, me dit-il, que l'animal auquel vous avez affaire était une fameuse bête.

J'approuvai d'un signe de tête.

- Pesant trois cent vingt!

- Beau poids!

Je ne perdais pas un coup de dent.

- Qu'on n'a pas eu sans peine, je vous en réponds

- Je crois bien!

Je portai mon dernier morceau à ma bouche.

- Ce gaillard-là a mangé la moitié du chasseur qui l'a tué.

Le morceau me sortit de la bouche comme repoussé par un ressort.

- Que le diable vous emporte! dis-je en me retournant de son côté, de faire de pareilles plaisanteries à un homme qui dîne!…

- Je ne plaisante pas, monsieur, c'est vrai comme je vous le dis.

Je sentais mon estomac se retourner.»

© Passé simple. Mensuel romand d'histoire et d'archéologie / www.passesimple.ch

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9 décembre 2016
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