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Les 125 ans des colonies Esperanza, San José et San Jeronimo en Argentine

1 août 1983
Alexandre Carron. Fully
Marianne Carron

UN ASPECT DE L'ÉMIGRATION VALAISANNE OUTRE-MER AU XIXe SIÈCLE *

Par Alexandre CARRON

Introduction

Il y a quatre ans, parcourant la campagne de San José, j'ai rencontré une Célestine Rudaz rentrant à sa ferme sur une charrette à deux immenses roues. Un foulard recouvrait sa tête à la manière des paysannes de nos vallées. Elle ne parlait que l'espagnol et un peu le patois du val d'Hérens ; mais quelle ne fut pas ma surprise lorsqu'elle fredonna en français un chant que Jean Rudaz, son grand-père, avait composé quand il se préparait à quitter Vex en 1857.

Sous un grand chêne dont le gland venait du Valais et avait été mis en terre il y a 120 ans, j'écoutais, étonné et attentif, ce chant de l'émigrant dont voici quatre des onze couplets :

Préparons-nous, chers amis du voyage,

Le jour du départ est enfin arrivé.

Disons adieu aux amis du village,

Pour l'Amérique, il faut nous en aller.

Bien loin de nous le chagrin, la tristesse,

Puisqu'ici-bas il faut nous quitter.

Dieu mêmement nous a fait la promesse

De nous revoir dans la sainte cité.

En arrivant dans ce nouveau monde,

Nous trouverons tous nos frères et parents;

Nous leur dirons en formant une ronde:

Nous sommes heureux dans ce pays charmant.

Mettons-nous prêts à partir pour l'aurore,

Chantons le verre plein de bon vin.

Nous l'avons dit, répétons-le encore:

Point de chagrin, vive les Américains.

Avant de vous présenter le sujet de mon exposé, je dois vous dire que je suis étonné moi-même de me trouver à une telle table de conférence. Je ne suis ni historien, ni conférencier. Je suis paysan, et l'honneur de m'adresser à vous aujourd'hui, je tiens à l'attribuer à mon père qui me racontait dans les vignes, lorsque j'étais enfant, l'histoire de ces Valaisans qui, autrefois, étaient partis nombreux au-delà des océans, à la recherche d'une vie qu'on leur promettait plus facile. Que sont devenus ces gens? Telle est la question que je me posais.

La chance de rencontrer, il y a une douzaine d'années, un prêtre argentin curé d'une paroisse de descendants d'émigrés valaisans, allait me donner, en partie, la réponse à cette question. D'autre part, j'ai pu rassembler une certaine documentation sur ce sujet, en puisant notamment aux Archives cantonales - actes officiels, lettres, registres des émigrés - dans des lettres retrouvées en Valais, dans le travail intéressant de Mlle Marie-Angèle Bassi et dans divers autres documents. (On trouvera, à la fin de cet article, les références aux sources.) En outre, mes voyages en Argentine et au Brésil m'ont fourni nombre de renseignements intéressants.

Causes de l'émigration

Parmi les causes multiples qui peuvent expliquer la forte poussée d'émigration à partir du milieu du siècle passé, il faut relever notamment la situation de grande pauvreté du Valais de l'époque et le travail incessant des agents de recrutement.

Plusieurs années froides et humides avec de faibles récoltes ont fortifié nos compatriotes dans leur décision de chercher ailleurs un climat plus clément. D'autre part, le service étranger qui attirait beaucoup de Valaisans touche à sa fin et prive ainsi de nombreuses familles de revenus appréciables.

Parfois de vives tensions politiques et religieuses font prendre à certains le chemin de l'exil.

L'éventualité de devenir grand propriétaire, de réaliser une fortune rapide par un travail moins pénible, est confirmée dans les lettres de colons installés outre-mer. De plus, la rentrée en Valais de personnes ayant réussi entraîne de nouveaux départs. A Savièse, par exemple, cinquante jeunes gens partent en 1883, vraisemblablement engoués par le retour d'Argentine d'une famille saviésanne qui s'y était constitué une fortune remarquée.

A Saint-Martin, une soixantaine de personnes partent pour les Etats-Unis, à la suite de l'incendie du village de Praz-Jean en 1877.

Comme on le voit, c'est tout un éventail de raisons diverses qui ont créé les circonstances expliquant cette volonté chez les Valaisans de trouver ailleurs des conditions meilleures pour réaliser leurs destinées.

Emigration au Brésil

La première vague d'émigration valaisanne en Amérique se dirige vers le Brésil en 1819.

Jean VI, roi du Portugal, par l'intermédiaire de son consul en Suisse Brémond, offre à une centaine de familles fribourgeoises la possibilité de fonder une colonie à 200 km au nord de Rio de Janeiro. Le curé Daguet de Semsales réussit à obtenir que le droit soit étendu à une dizaine de familles de Bagnes.

Par l'entremise de l'Abbaye de Saint-Maurice, cette nouvelle est communiquée au président Frédéric Gard. Il est vraisemblable que le consul et le curé Daguet aient vu dans la récente catastrophe de Giétroz qui a touché cette commune un terrain favorable au recrutement de nouveaux colons.

Mais comme on ne trouve pas les dix familles à Bagnes, on recrute ailleurs. Il faut croire que cela crée un certain engouement puisque le jeune curé de Finhaut, le chanoine Augustin Claivaz, accédant aux vœux de la grande partie de ses paroissiens, propose à l'Abbaye d'accompagner ses ouailles au-delà des mers, «pour conduire mon troupeau, dit-il, dans un meilleur pâturage». Saint-Maurice refuse toutefois sa requête.

Finalement, sur les 400 Valaisans qui se disent intéressés par l'appel du Brésil, 160 partent effectivement, issus principalement des communes de Bagnes, Orsières, Finhaut, Saxon et Martigny.

Ils se retrouvent à Bex, le 1er juillet 1819, pour entendre à 7 heures du matin l'exhortation du secrétaire du consul Brémond et les paroles du baron de Stockalper, délégué par le Conseil d'Etat valaisan pour présider le départ.

Après quoi les émigrants tournent définitivement le dos au Valais pour se diriger vers Estavayer-le-Lac, où ils embarquent le 4 juillet. L'abbé Dey, témoin de leur départ, souligne dans ses notes que ces Valaisans paraissent pauvres et exténués.

Avec 830 Fribourgeois, 500 Jurassiens, 90 Vaudois et 400 Suisses alémaniques, dont 68 sortent de la prison d'Aarburg, les Valaisans partent à la conquête de la Terre promise.

Mais à l'euphorie du départ succède la réalité lugubre du voyage. A cause de la longue attente de 75 jours dans les marais insalubres de leur campement en Hollande, vingt-deux Valaisans vont mourir avant que leur bateau nommé Heureux voyage ne touche le Brésil.

Il leur faudra en fait six longs mois de pénible voyage pour découvrir enfin la contrée aride et marécageuse qu'on leur destine et qui ne pourra produire que quelques légumes.

Nova Friburgo est fondée par les rescapés de cette aventureuse expédition. En outre, plus du tiers de la colonie est malade. Dégoût, nostalgie, sentiment de désespoir... l'état général des colons dans les premiers temps est vraiment pitoyable.

Après quelques années, la plupart se décident à quitter la décevante Nova Friburgo et vont se fixer 70 km à l'ouest, à Cantagallo, colonie naissante où la terre permet des cultures plus intéressantes.

C'est le cas de Jean-Auguste Farquet, de Bagnes, qui fait état, dans une lettre du 10 novembre 1835, du rendement de ses 6000 pieds de café et il s'étonne que ses compatriotes ne viennent pas jouir de cet Eldorado où il pense que des milliers de familles pourraient encore s établir.

Quant à Jérémie Lugon-Moulin, de Finhaut, il écrit le 13 décembre 1828: «Il y a cinq ans que nous sommes venus nous fixer dans les environs de Cantagallo où nous possédons un terrain assez considérable en étendue. Nous récoltons du maïs, du riz, des haricots, du café qui est très estimé et recherché par les maisons de Rio de Janeiro et qui forme une des principales branches du commerce. Ici, la terre est continuellement en végétation. On voit presque tous les arbres à fruits garnis de fleurs, de fruits verts et de fruits mûrs en même temps. »

Vers 1880, une partie des Lugon-Moulin se déplace à quelques centaines de kilomètres dans l'Espirito Santo. La nombreuse descendance de cette famille fait partie actuellement de la classe dirigeante dans plusieurs villes de cet Etat.

Les nouvelles reçues en Valais dans la première époque sur la situation réelle des Valaisans sont cependant assez contradictoires, ce qui paralyse le développement de l'émigration.

Il faut attendre les années 1872 à 1876 pour que les Valaisans s'intéressent à nouveau au Brésil. C'est l'agence Christ Simener de Genève qui aurait organisé une partie des voyages de quelques centaines de nos compatriotes.

En 1875 et 1876, des familles de Vouvry, Saxon et Charrat prennent le bateau à voile au Havre pour l'extrême sud du Brésil, la province de Rio Grande do Sul. De Porto Alegre, elles remontent le Rio Cai jusqu'à Sâo Sebastiao do Cai. Elles cheminent ensuite pendant deux jours à travers la forêt touffue pour s'établir enfin sur des collines et fondent Santa Clara et Santa Luiza, dans la colonie de Santa Maria do Solidade. Quelques-unes de ces familles ont déjà vécu la malheureuse émigration de 1851 en Algérie.

Chaque famille s'installe sur les 48 hectares que le gouvernement de la province leur vend et dont le remboursement peut se faire sur une longue durée. L'abattage des arbres demande beaucoup de temps et de travail. La terre riche en humus voit surgir toutes sortes de cultures, mais l'éloignement de centres de commerce fait vivre les Valaisans en autarcie pendant longtemps.

Des familles reviennent pour avoir mal supporté le climat et l'environnement de bêtes sauvages. Le gouvernement paie également le voyage du retour à quiconque ne s'adapte pas au pays.

D'après ce que rapportent aujourd'hui les personnes âgées, leurs parents et grands-parents n'ont pas regretté finalement les sacrifices consentis pour s'intégrer à leur nouvelle patrie.

En 1875 également, d'autres familles partent d'Orsières et de Fully et vont s'établir à Curitiba sur un plateau situé à 900 mètres d'altitude, dans la province de Parana. Elles se mettent à faire entre autres la culture de la vigne. On peut encore admirer aujourd'hui chez leurs descendants les distinctions flatteuses que ces pionniers ont obtenues dans les concours de vins présentés à Rio de Janeiro et aux Etats-Unis.

II est intéressant de relever aussi l'aventure de Joseph-Adolphe Michelet, qui part de Nendaz en 1880 avec son frère, fonde une année plus tard le premier collège français de Rio de Janeiro, devient professeur à la Cour impériale, épouse une fille du commendatore, vit dans une immense propriété de la famille de l'empereur, a trois enfants et meurt à l'âge de 35 ans, pour être enterré avec tous les honneurs de la Cour impériale dans un cercueil en argent.

Mais lourd est le silence qui pèse toujours sur la destinée brésilienne de beaucoup de nos autres compatriotes.

En Algérie en 1851

L'émigration valaisanne en Algérie est née d'une illusion, celle de croire que, sans ressources, il est possible de se forger un destin dans un pays où les conditions climatiques et géographiques sont très différentes des nôtres.

La conquête française de l'Algérie s'achève en 1847. Il s'agit de peupler ces nouvelles terres, de les défricher et de les rentabiliser. Dans ce sens et pour débarrasser Paris des chômeurs et des éléments subversifs après l'insurrection populaire de juin 1848, l'Assemblée constituante promulgue un arrêté prévoyant la création de centres agricoles dans la jeune colonie.

L'invitation ne connaît pas le succès escompté en France. On se tourne alors vers la Suisse. Chaque famille intéressée peut obtenir du terrain et le passage gratuit de Marseille en Afrique. Il ne faut pas davantage pour exciter le goût de l'aventure chez nos Valaisans qui songent aux pays d'outre-mer comme à une terre de cocagne. Bon nombre d'entre eux ne semblent cependant pas être au courant des démarches à suivre et pensent que la France pourvoira à tous leurs besoins.

Près de 600 Bas-Valaisans quittent le canton au printemps et en été 1851. Une partie est dirigée sur Koleah, l'autre est destinée à Ameur-el-Ain, dans la mitidja algéroise. Mais la déception doit être grande, car la situation se révèle des plus précaires. Les immigrés n'ont aucun argent pour bâtir leur maison, pour ensemencer les cultures, pour se nourrir même. Le Gouvernement français, ému devant le dénuement de ces déracinés, les loge et leur distribue quelques provisions diverses.

L'ancien cantonnier de Port-Valais, Michel Curdy, parti en juillet 1851, peut écrire: «Me voici en Afrique depuis quinze jours, dans ce pays qu'on nous a tant vanté. Je n'y trouve pas ombre de ce qu'on nous a dit. » Curdy se plaint de la chaleur accablante, des hôpitaux remplis de malades, du terrain ingrat, des éléments malsains qui infectent l'air et la terre. « Car la terre renferme des miasmes, et ceux qui l'ouvrent en la travaillant y trouvent et y creusent presque tous leurs fosses. Je me trouve ici dans le plus grand malheur, le dénuement le plus complet, dans l'ennui et l'abandon. »

On se rend compte du triste état de la colonie d'Ameur-el-Ain lorsque l'on sait que, sur les 294 personnes arrivées au printemps, il n'en reste que 97 à la fin de l'année. 64 personnes sont mortes, 133 sont retournées au pays. Retour d'autant plus dramatique pour certaines familles que, pour s'acquitter de leur transport dans le canton de Vaud, on leur enjoint d'abandonner en gages les minces bagages qu'elles ramènent d'un pays qui a déjà causé leur ruine.

Un très petit nombre de Valaisans demeure à Ameur-el-Ain. Sur ses registres, on relève, en 1860, les noms d'une demi-douzaine de familles. Quatre familles implorent le secours du consul, lors du tremblement de terre de 1867. En 1919, le village compte 650 habitants, surtout des Français, aussi des Espagnols, des Italiens et des Valaisans. La colonie connaîtra finalement un développement prospère grâce à la culture de la vigne, des céréales et du tabac.

Quant aux descendants des Valaisans, brassés par les mariages avec d'autres éléments européens, ils ont été entraînés dans l'exode quasi total qui a suivi l'indépendance algérienne en 1962.

Emigration en Amérique du Nord

Pendant cette même période, les districts de Conches, de Martigny et surtout de l'Entremont portent leurs regards vers l'Amérique du Nord. Une importante littérature documentaire sur les Etats-Unis circule dès 1850. Certains ouvrages décrivent le pays, ses habitants, ses coutumes. D'autres s'intitulent « Guide de l'émigrant » et donnent des renseignements pratiques au futur colon. On mentionne qu'un émigrant peut se procurer de grandes étendues de terre à défricher à des prix relativement avantageux.

A partir de 1862, il est facile de s'installer aux Etats-Unis avec des moyens financiers très limités. Tout immigré qui déclare son intention de se faire naturaliser peut recevoir gratuitement environ 63 hectares à la seule condition de les cultiver pendant cinq ans. Les Valaisans qui ont décidé d'émigrer en Amérique du Nord confient le plus souvent l'organisation de leur voyage à une agence dont un des employés les conduit généralement jusqu'au port du Havre.

En 1850, la traversée de l'Atlantique dure de vingt à trente jours, parfois davantage. Mais à partir de 1860, les voiliers sont remplacés par les bateaux à vapeur et le trajet prend moins de temps. De Bâle à New York, le prix du voyage se monte à 150 francs suisses environ. Nos Valaisans débarquent le plus souvent au sud, dans les ports de La Nouvelle-Orléans ou de Mobile. Ensuite, le chemin de fer ou le bateau remontant le Mississipi les transporte parfois à plus de mille kilomètres à l'intérieur du pays, dans les plaines du Middle West. Les Valaisans choisissent le Missouri, l'Illinois, l'Arkansas et le Wisconsin.

Ce dernier Etat est le lieu de prédilection des Bagnards, d'où Pierre-François Deléglise écrit: «Les collines inclinées comme la Planche de Montagnier vont s'élargissant à perte de vue. Il y a des maisons riches, d'autres plus modestes qui ressemblent assez à nos mayens de Bagnes. Les bords du lac sont très élevés et escarpés comme les bords de la Dranse à Corberaye. Tel est le spectacle que m'offre le Wisconsin. »

Comment ne pas avoir envie de rejoindre Pierre-François Deléglise quand il écrit d'une manière si convaincante à ses parents: «Vous verrez, en contemplant ces immenses plaines de l'Ouest qui n'ont de bornes que l'horizon, ces vastes et sombres forêts qui n'attendent que la hache du bûcheron pour se changer en champs de blé, en beaux jardins, en riches pâturages, vous verrez, vous dis-je, que la Providence a répandu aussi dans le Nouveau Monde sa magnificence. Je crois, mon père, que vous accomplissez un grave et sain devoir en cherchant pour vos enfants un avenir meilleur. Quand s'annoncent les rudes et longs hivers de la Suisse, les hirondelles s'en vont vers des climats plus doux. Pourquoi n'en feriez-vous pas autant? Il vaut mieux être pauvre en Amérique que riche à Bagnes. »

Mais tout le monde ne peut émigrer aux Etats-Unis, car le Gouvernement fédéral interdit l'entrée dans le pays «aux imbéciles, lunatiques, fous, borgnes, aveugles, sourds, muets, paralytiques ou estropiés, aux personnes qui ont dépassé les soixante ans et celles qui ne possèdent pas les fonds nécessaires pour se rendre à l'intérieur du pays. »

On peut penser que les Valaisans, près d'un millier en l'espace de trente ans, ne remplissent pas toujours ces conditions, car le Gouvernement des Etats-Unis adresse souvent des réclamations à la Confédération et aux cantons concernant des exigences non remplies.

LES VALAISANS EN ARGENTINE

L'Argentine s'ouvre à l'immigration : fondation d'Esperanza

En 1853, c'est l'Argentine qui se donne une constitution libérale favorisant l'immigration. L'élevage du bétail est presque l'unique ressource de ce pays dont la superficie est septante fois plus étendue que celle de la Suisse. Le nouveau gouvernement est conscient que seuls les apports de populations étrangères permettront de peupler un si grand pays et de reculer le désert et les Indiens.

En 1853, le gouvernement de la province de Santa Fé charge l'un de ses citoyens, Aaron Castellanos, de faire venir d'Europe mille familles paysannes dans cinq colonies qui doivent être mises sur pied en l'espace de deux ans. Castellanos se rend en Europe où il mène une propagande très active, car il doit détourner le courant traditionnel d'émigration vers les Etats-Unis pour le diriger vers son pays. La maison Beck-Herzog de Bâle est son principal représentant en Suisse et, par ses agents en Valais, elle joue un rôle important dans ses efforts d'enrôlement.

Les instructions de Castellanos aux agences et aux recruteurs sont précises : seules sont acceptées les personnes non indigentes, de bonne moralité, robustes et travailleuses. Il promet à chaque famille de cinq personnes adultes un terrain de 33 hectares et une avance de 765 francs pour les frais de voyage, somme remboursable dans les deux ans. Les immigrants auront, une fois sur place, un ranch, des provisions jusqu'à la première récolte, des semences et du bétail. Ces avances estimées à mille francs sont à rembourser également dans les deux ans avec un taux d'intérêt annuel de 10%. De plus, pendant deux ans, les colons devront donner le tiers de leurs récoltes et ils pourront garder la totalité des produits de l'élevage.

Castellanos parvient à trouver les deux cents familles que lui prescrit son contrat pour former la première colonie. 52% de ces familles sont suisses et les Valaisans venant principalement du val d'Hérens et de la région de Monthey représentent à eux seuls près du quart de l'ensemble.

Ils sont environ 220 à quitter le Valais en automne et en hiver 1855-1856 pour gagner le port de Dunkerque où ils sont logés dans une caserne avec les émigrants venus d'autres cantons suisses, de Savoie, de Hesse et du nord de la France. Un des organisateurs de l'expédition déclare à leur propos : « A quelques exceptions près, ils sont tous pauvres, leur aspect ne donne pas l'impression de paysans expérimentés, mais ils paraissent généralement honnêtes. »

Les départs sont échelonnés sur plusieurs semaines et la plupart des Valaisans font partie du premier contingent. Le 28 novembre 1855, ils quittent Dunkerque sur le plus beau bateau du port, le Lord Raglan. Celui-ci met seulement 51 jours pour atteindre Buenos Aires; 48 heures plus tard, les Valaisans s'installent sur une autre embarcation qui remonte le fleuve Parana pour arriver deux jours plus tard à Santa Fé, le 25 janvier 1856, en plein été argentin.

Un témoin de cette arrivée, Charles Beck, décrit ainsi la scène: «La population de Santa Fé était peu accoutumée à voir un étranger arriver dans ses murs. Grande donc fut la surprise lorsque l'on vit dans le port des goélettes hérissées de têtes, et peu d'instants après la plage se remplir d'hommes, de femmes et d'enfants en blouse en mi-laine, en chapeaux valaisans, dont les manières brusques et les allures un peu lourdes contrastaient avec les mœurs souples et courtoises du pays. »

Mais contrairement à ce qui était stipulé dans le contrat, les travaux de préparation ne sont pas encore commencés, et l'endroit définitif paraît moins intéressant que celui prévu à l'origine. La colonie Esperanza qui va naître est ainsi repoussée à 37 kilomètres de Santé Fé où elle doit jouer le rôle de bastion contre les Indiens et la pampa.

Quand les immigrants arrivent le 9 février sur les terres, il n'y a évidemment pas de ranch et le gouverneur ne peut faire autre chose que de leur donner les matériaux et une indemnité pour la construction. Sans le zèle, la prévoyance et le dévouement du gouverneur de Santa Fé, Don José Maria Cullen, qui s'intéresse personnellement aux besoins de chaque famille, il est probable que la colonie Esperanza ne se serait jamais formée.

Quelques mois après l'installation, deux séries de lettres en français et en allemand écrites par les colons à leurs parents en Europe et notamment en Valais, sont imprimées et publiées par le consulat d'Argentine en Suisse. Elles décrivent d'une manière très favorable la situation qu'un colon peut se créer. Ces missives sont, bien entendu, sélectionnées dans un but publicitaire. Une lettre datée du 15 juillet 1856, écrite par les Valaisans au Conseil d'Etat, souligne les améliorations obtenues dans le contrat par l'intervention du gouvernement national.

Fièvre de l'émigration en Valais

Nous allons laisser pour un moment les colons en lutte déjà contre une première invasion de sauterelles pour revenir en Valais et apprendre que les premières nouvelles satisfaisantes en provenance d'Esperanza produisent un effet plus que favorable sur la population. C'est à ce moment que Jean Rudaz va composer à Vex son chant de l'émigrant qui traduit l'optimisme régnant alors chez les Valaisans désireux de partir.

C'est à ce moment aussi que le Conseil d'Etat, par un arrêté du 20 décembre 1856, met en garde les citoyens qui ont l'intention d'émigrer contre les enrôlements irréfléchis. Il demande que tout émigrant soit muni d'un passeport et soit en règle avec le Département militaire. Les départs sont interdits aux personnes ne possédant ni l'intelligence, ni les ressources nécessaires pour subvenir à leurs besoins. De plus, les émigrants qui partent sans avoir conclu un contrat avec une agence autorisée dans le canton doivent justifier qu'ils sont porteurs de 1200 francs pour une famille et 800 francs pour tout adulte sans famille.

Si certains émigrés réussissent à se soustraire aux exigences officielles, c'est que certaines communes donnent des certificats complaisants dans l'espoir parfois de se débarrasser de ressortissants indésirables. On voit même des curateurs préparer le voyage de leur pupille, les accompagner jusqu'au port et disposer ensuite de leurs biens.

Pour garantir l'exécution des promesses que font les agences d'émigration, le Conseil d'Etat exige d'elles des dépôts d'argent. En 1857, seules deux agences se conforment au décret et peuvent opérer légalement en Valais, l'agence Barbe au Havre et l'agence Beck-Herzog à Bâle. La concurrence est très âpre, d'autres agences passent des contrats à la frontière du canton sans faire de dépôt et sans offrir les garanties exigées par l'Etat.

L'agence Beck-Herzog a un représentant pour le Bas-Valais en la personne d'Antoine Vouilloz, préfet à Martigny, un représentant dans le Centre, le président Micheloud de Vex, et un représentant pour le Haut- Valais, le docteur Thenisch à Mörel.

Malgré les efforts du Conseil d'Etat pour freiner les départs inconsidérés, au printemps 1857 trois convois d'émigrants sont en route pour l'Argentine. L'un est en pleine mer, conduit par l'agence Beck-Herzog, le deuxième est au port du Havre confié à l'agence Barbe et le troisième attend à Marseille, dirigé par le notaire Martin Pache, de Martigny. Ces trois expéditions connaissent des fortunes diverses et causent bien du souci au Conseil d'Etat qui en fait état dans son rapport de gestion de 1857.

Le convoi de Martin Pache

Il m'a semblé intéressant de suivre chacun de ces convois (notamment d'après le Compte rendu de la gestion du Conseil d'Etat pour l'année 1857, Sion, 1858) en commençant par celui de Marseille, le moins important en nombre, mais le plus impressionnant par ses malheurs qui frappent l'opinion publique. Le 26 février 1857, la maison Wiliam-Milière et Cie à Paris, refusant de se conformer à l'arrêté du Conseil d'Etat de 1856 sur les garanties exigées des agences d'émigration, cesse ses opérations en Valais et laisse en suspens la formation d'un convoi pour l'Argentine. La plupart des braves gens de cette expédition ont déjà vendu leurs biens et ne veulent pas en rester là. Martin Pache, qui a été agent de la maison Wiliam-Milière, prend la tête du mouvement. Il se rend à Marseille et conclut avec un capitaine de vaisseau napolitain un contrat de transport en Argentine pour cent à cent vingts personnes. Le prix convenu s'élève à 19 000 francs.

Mais le Gouvernement valaisan interdit aux fonctionnaires publics de délivrer les passeports pendant que Martin Pache n'a pas fourni un cautionnement de 4000 francs. Le dépôt est enfin versé et le convoi de septante-deux personnes peut s'ébranler pour arriver dix jours plus tard, le 17 mai, à Marseille. Mais alors manquent au rendez-vous quarante citoyens français promis par un associé de Pache. Ce dernier doit néanmoins payer les 19000 francs du voyage, plus 300 francs d'indemnité par jour de retard à partir du 30 avril. Comme il ne possède que 7000 francs dans sa bourse, Pache réclame à ses parents des secours qui se font attendre.

Pendant ce temps, les émigrants placés dans des hôtels de Marseille absorbent leurs dernières ressources. Ils se présentent enfin le 4 juin chez le consul suisse Brenner pour réclamer son assistance et, sous sa dictée, ils demandent au Gouvernement valaisan une avance de 14000 francs. Le Conseil d'Etat répond immédiatement qu'il refuse, mais qu'il ouvre un crédit de 4000 francs pour le rapatriement.

Le 16 juin cependant, après s'être entendu avec les cautions et les parents de Martin Pache, le gouvernement envoie au consul le montant de 10000 francs. Avec cet argent et celui récolté à nouveau chez les émigrants, le consul Brenner aurait pu payer le solde dû au capitaine napolitain. Mais il préfère intenter une action en cassation de contrat, ce qui achève la ruine des émigrants. Le capitaine gagne le procès ; dommages et intérêts doivent lui être versés.

L'enquête établira que le Consul, qui n'en était pas à sa première malversation, a gardé pour lui les sommes qu'on lui avait confiées et il ne sera pas possible d'en récupérer même une petite partie. Cette expédition coûta cher à l'Etat et à la famille Pache. Les émigrants y perdent plus de 30000 francs. Ils reviennent au pays par les soins de l'Etat dans un dénuement complet. Ils ont laissé à Marseille leur argent, leurs bagages et toutes leurs espérances.

351 Valaisans en route vers l'Argentine

Pendant que se dénoue cette lamentable affaire, d'autres parmi nos compatriotes découvrent les immenses plaines argentines. Revenons un peu en arrière au moment de leur départ le 7 mars 1857. 351 Valaisans quittent alors pour toujours leurs villages et leur Valais. C'était, selon les témoignages de l'époque, des scènes déchirantes que ces familles s'arrachant à leurs embrassements, le père portant un enfant sur ses épaules, la mère résignée, courbée sur le berceau, le grand-père se soutenant à peine, saluant d'un dernier regard la maison abandonnée.

Chaque village concerné participe tout entier à l'événement. Les émigrants s'installent sur des chars. La caravane s'ébranle, bientôt agrandie par d'autres familles venues d'autres villages, et c'est un spectacle qu'on n'oubliera pas que cette interminable file de chars transportant parents, amis et compatriotes quittant définitivement la terre natale. C'est ensuite le long voyage sur des routes cahoteuses. Une trentaine de Savoyards se joignent à eux, quelques familles suisses alémaniques et d'autres venues d'Allemagne les attendent à Bâle. Le voyage se poursuit par chemin de fer et il permet de visiter rapidement Strasbourg et Paris.

Le 22 mars, les émigrants quittent Le Havre à bord d'un bateau nommé MacNear. L'émerveillement au spectacle offert par l'immensité de l'océan dure peu. En plus du mal de mer, ils doivent bientôt subir le comportement de leur agent conducteur, un certain Chaffter. Augustin Carro, d'Arbaz, écrivant à son père le 14 janvier 1858, dit de lui «qu'il est méchant, cruel, perfide et tyrannique». Chaffter leur fait croire qu'il sera leur gouverneur en Argentine.

C'est dans cette atmosphère irrespirable que les passagers vivent les soixante-deux jours de la difficile traversée de l'Atlantique pendant laquelle ils doivent jeter à la mer les corps inertes de douze enfants, d'une sage-femme,Catherine Avanthey, de Val-d'Illiez, tous atteints de petite vérole, et celui d'un jeune homme de Lens qui meurt à la suite de coups de pied reçus d'un matelot pour avoir, avec la pointe du couteau, gravé la bordure du bateau.

A l'arrivée à Buenos Aires, une mauvaise surprise les attend. Le gouverneur de Corrientes dans le nord du pays leur annonce qu'ils ne peuvent s'installer dans cette province qu'on leur avait promise, car le contrat signé par lui et un certain Lelong est considéré comme nul pour non-exécution dans les délais convenus.

Devant cette situation, Charles Marty, représentant de l'agence Beck, obtient du président de la République, le général José Urquiza, que ces immigrants soient transportés sur ses propres terres d'Ibicuy, où ils débarquent après trois jours de voyage et sont reçus par un grand nombre de cavaliers indiens. Les nouveaux arrivants sont impressionnés par les habits de soie des femmes et les fins draps bleus des hommes. Mais les terres d'Ibicuy sont beaucoup trop marécageuses et les Valaisans en réclament d'autres.

Après seize jours d'attente, ils montent à nouveau sur deux embarcations et naviguent treize jours sur le fleuve Uruguay. Enfin, le 2juillet 1857, ils arrivent à l'endroit appelé Calera de Espiro (four à chaux d'Espiro). La passerelle du bateau s'abaisse et Casimir Delaloye, d'Ardon, un enfant de quatre ans, s'élance et pose le premier le pied sur la terre ferme.

Le premier contact humain se fait avec le propriétaire du four à chaux, un vieux Basque français bègue, et un Indien plus vieux encore qui avait acquis une sinistre renommée dans les guerres civiles. Il était le bourreau de l'armée. C'est lui qui égorgeait avec un couteau les individus condamnés à mort et ils étaient assez nombreux à une époque où on ne faisait de quartier à personne. Près du fleuve, les Valaisans installent un nouveau campement. Les uns gagnent le hangar où on entrepose la chaux, d'autres se glissent dans le four, la plupart construisent des huttes avec des branches et des herbes, quelques-uns des tentes avec des draps de lit.

Deux semaines plus tard arrive un autre convoi de Valaisans. Heureusement, l'hiver sera sec. Cependant, quelques-uns maugréent contre leur sort surtout quand ils ont un peu bu. Ils disent alors qu'on les a vendus comme des chiens. «Où sont-ils, disent-ils, les orangers qu'on nous a promis? Nous ne voyons ici que des arbres épineux ! » Un passager ne voulait pas débarquer, alors que toute sa famille était déjà à terre, parce qu'il n'apercevait pas d'orangers sur la rive. Il contemplait avec colère les arbres de la forêt, si différents de ceux qu'il s'attendait à trouver, allant d'un bord à l'autre du bateau comme une bête féroce dans sa cage.

Naissance de San José

Pendant ce temps, le géomètre Charles Sourigues entreprend les travaux d'arpentage avec l'aide des colons qui s'en vont tous les jours traîner la chaîne à travers la campagne. Ils appellent cela toiser. «Que de terres vagues! », s'écrient-ils, face aux interminables prairies ondulées de l'Entre Rios. Ils ne peuvent comprendre qu'on ait laissé tant de terres désertes et incultes. Ils se croient transportés dans un paradis et l'espoir commence à renaître.

Après deux mois enfin, les concessions de 25 hectares chacune sont tracées et bornées. On en remet une à toute famille ou groupe de cinq personnes adultes pour le prix de 500 francs. Le général Urquiza fait venir ses charrettes à bœuf pour transporter les familles avec leurs meubles et leurs bagages sur les terrains concédés. Chacun improvise son habitation au milieu des champs.

En même temps, on livre à chaque famille quatre bœufs de labour, deux chevaux, deux vaches laitières avec leur veau, le tout estimé à 500 francs. Cent piastres boliviennes, qui correspondent à 500 francs suisses, peuvent être empruntées pour acheter des semences, des instruments aratoires et la nourriture jusqu'à la première récolte. Le taux d'intérêt pour les sommes prêtées est de 18% par année.

On se met alors à défricher la terre. Les cerfs, les chevreuils, les autruches quittent la pampa qu'ils avaient pendant si longtemps partagée avec les troupeaux de bœufs et de chevaux à demi sauvages. La campagne se couvre de grandes taches noires qui contrastent avec la couleur verte de la prairie. C'est le laboureur qui, tenant le manche de sa charrue, suit ses quatre bœufs qui tracent d'un pas tranquille un sillon de 500 mètres sans rencontrer aucun obstacle. Puis on jette le maïs qui est la céréale préparatoire ouvrant la voie au blé et aux autres cultures.

La colonie San José que personne n'imaginait quatre mois auparavant était née. Une année plus tard, en 1858, sept cents personnes vivent à la colonie. On trouve des forgerons, des charrons, des menuisiers, des cordonniers, un meunier, un boulanger. Il y a un médecin, le docteur Bastian de Liddes, et un rhabilleur.

Le voyage de l'abbé Laurent Cot en Europe

En cette même année 1858, le président Urquiza, accompagné de ses ministres et d'un détachement de l'armée, visite officiellement la colonie. Il est reçu avec cérémonial par les colons sous les ordres du capitaine Alexis Delaloye. A cette occasion, le président fait cadeau du paiement de tous les intérêts pendant deux ans.

Son désir est de renforcer encore l'effort de colonisation entrepris sur ces terres. Il charge son aumônier l'abbé Laurent Cot de se rendre en Europe pour faire connaître ses projets. Ce dernier arrive en Valais au mois de mai 1859. Il apporte des lettres des familles établies à San José et parcourt tout le canton, d'après son carnet de frais de voyage heureusement conservé.

A Sion, il rend visite à l'évêque et rencontre le conseiller d'Etat Antoine de Riedmatten. La petite histoire raconte que celui-ci aurait dit dans un café de la ville: «J'ai vu l'aumônier du général Urquiza et il m'a dit tellement de belles choses sur San José qu'il me vient l'envie de m'en aller moi aussi. Maintenant nous pouvons envoyer nos Valaisans sans crainte.» L'abbé Cot se rend également en Savoie et dans le Piémont où sa propagande rencontre un grand succès.

Pendant son séjour, un incident révèle l'existence d'une certaine concurrence entre les agences d'émigration. On publie en effet à Berne une brochure qui décrit très défavorablement le pays et la colonie de San José. Pour dissiper les craintes que ces nouvelles font naître chez les familles qui se préparent au voyage, l'abbé Cot publie en français et en allemand une brochure intitulée «Notices sur la colonie de San José» tirée à 5000 exemplaires; des journaux publient également son texte.

Grâce à son souci publicitaire, l'auteur nous a laissé un document intéressant, où il fait l'historique de la fondation de la colonie, la description de la terre, des plantations, du climat qui est l'un des meilleurs d'Amérique. Il donne des conseils pratiques; par exemple, il recommande aux femmes de se munir d'un chapeau de paille à la bergère. Les Valaisannes qui veulent s'éviter les railleries pendant le voyage éviteront de porter leurs chapeaux traditionnels. Il demande aux émigrants de prendre avec eux une charrue, des essieux de chars, des outils de charpentier, des étoffes et des chaussures, la batterie de cuisine, surtout des chaudrons, des graines de semences, des glands, des châtaignes, etc.

Dans son zèle de prêtre, il mentionne l'obligation de présenter un certificat d'assiduité aux devoirs religieux, de bonne conduite et d'amour du travail, signé par le curé de la paroisse. Le général Urquiza se montre très mécontent de cette restriction, la considérant contraire à sa pensée et aux principes de la Constitution qui déclare l'Argentine ouverte sans distinction à tous les hommes de bonne volonté.

Malgré ce différend, l'aumônier continue le recrutement. Le 20 septembre 1859, le bateau Jeanne quitte Bordeaux avec 179 passagers dont la plupart sont valaisans. Peu après, du même port ont lieu deux autres embarquements de Savoyards et de Valaisans, et le 31 décembre l'abbé Cot quitte l'Europe à Gênes avec un important groupe de Piémontais.

Avec l'arrivée de ces nouveaux colons, la population de San José s'élève à 1500 âmes et les convois continuent d'affluer. Ils seront 2000 à la fin de l'année 1861. Près de la moitié sont des Valaisans qui ont quitté leurs petits lopins de terre entourés de murgères pour se retrouver dans un océan de prairies sans pierres ni buissons, comme ils se plaisent à le relever dans les lettres qu'ils envoient à leurs familles.

Les cultures des premières années à San José

La diversité des cultures qu'on essaie d'implanter dans la colonie à la première époque est remarquable. Celles du blé, du maïs, du lin prennent une extension considérable. Il faut plusieurs années pour que le coton et l'arachide donnent des résultats satisfaisants.

Il n'est pas inutile de préciser que le président Urquiza a sa résidence habituelle à dix kilomètres de San José et ne manque jamais de s'intéresser au développement de la colonie. Comme il montre une prédilection toute spéciale pour l'arboriculture, il fait venir d'Europe et d'Amérique du Nord diverses espèces d'arbres. Chaque année, il distribue des milliers de boutures et de plants tirés de son verger de 25 hectares qui compte près de 30000 arbres fruitiers. La viticulture devient peu à peu une culture importante à voir les immenses caves aujourd'hui désaffectées et à entendre les vieux vignerons, on apprend que son développement fut considérable. L'établissement d'un cadastre viticole, limitant à un hectare par famille la superficie ne devant servir qu'à la consommation personnelle, occasionna son déclin.

L'élevage des poules connaît également un essor extraordinaire d'autant plus qu'une poule rapporte autant qu'une vache. Il a été introduit dans la colonie par Jean-Pierre Favre, de Sembrancher, arrivé à San José en 1859. Celui-ci retournera quatre fois en Valais pour convaincre ses parents et amis de partir avec lui. Lors d'un de ses voyages, il emporte des œufs dans de la farine et les fait couver à la ferme de la famille Gabioud. Son essai est concluant. Pour rendre hommage à ce Valaisan qui est à l'origine de cet élevage dans le pays, la date du 2 juillet est choisie comme fête nationale de l'aviculture.

Durant les premières années, les colons sont obligés de transporter leurs produits par voie de terre à la ville de Conception de l'Uruguay, à 40 kilomètres de la colonie. La création d'un port en 1862 à l'endroit même où ils ont débarqué cinq ans auparavant, les met en communication avec les villes le long du fleuve. Les bateaux à vapeur qui sillonnent le Rio Uruguay y font leurs provisions de marchandises que l'on expédie aussi par navires spéciaux jusqu'à Buenos Aires, à 250 kilomètres de là.

Petit à petit, on améliore la manière de travailler. Les premières batteuses sont construites par Jean-Pierre Favre en association avec Jean-Martin Quarroz, de Saint-Martin. Mais on doit surtout à Camille Bruchez, de Bagnes, la transformation des méthodes de travail. Inventeur, il construit de nombreuses machines, notamment un moulin à maïs et la première batteuse à vapeur. Ayant perdu une jambe, broyée dans une de ses machines, il la remplace par une en bois: «Elle est si bien faite, dit-il, qu'elle rend autant service que la première.» Outre ses occupations, il compose lui-même les morceaux de musique pour la fanfare qu'il dirige.

Ignace Dubuis et sa famille établissent un moulin à vent et deux moulins à vapeur. Ce sont des gens très industrieux qui font rapidement fortune, avant de revenir à Savièse vingt ans plus tard. Un autre moulin acquiert une certaine célébrité, c'est le moulin Forclaz qui porte le nom de son bâtisseur. Construit en 1862, il s'impose encore aujourd'hui par ses quinze mètres de haut. Il ne fonctionnera jamais, le vent étant trop faible pour faire tourner son immense hélice. Il est cependant devenu l'emblème de la colonie et un objet de curiosité touristique. On dit aussi ironiquement qu'il est le symbole de l'inutilité.

L'organisation sociale

L'organisation sociale requiert une grande attention durant les premières années. En 1860, une quête est organisée auprès de toutes les familles pour la construction d'une école. L'appui du général Urquiza est accordé à condition que l'enseignement de l'espagnol soit privilégié.

Un conseil municipal est nommé au suffrage universel. Les Valaisans Antoine Pralong, Christian Heinzen et le docteur Joseph Bastian font partie de ce premier conseil. D'après le décret du 11 août 1863, ses principales attributions sont la propagation des vaccins, la désinfection de l'air, l'inspection des écoles et la défense contre les sauterelles.

La création d'une paroisse et ensuite la construction d'une église attribuée à Joseph Bonvin organisent la vie religieuse de ces colons qui, auparavant, n'hésitaient pas à se rendre jusqu'à Conception de l'Uruguay pour assister aux offices du dimanche. L'abbé Laurent Cot est le premier desservant de la paroisse.

Très tôt, on installe une police dont une des tâches principales sera de réprimer les abus de boissons les jours de fêtes, car nos Valaisans nostalgiques avaient leur remède pour oublier le Vieux-Pays.

C'est surtout pendant la saison morte que la solitude pèse tout particulièrement. L'égrenage du maïs est la belle occasion pour rompre cette solitude. Plusieurs familles se réunissent par affinité une fois chez l'une, une fois chez l'autre pour accomplir cet important travail. Lorsque le jour arrive à son déclin, toute la famille sur la charrette se dirige vers le lieu de rendez-vous. On se réunit dans la cour de la ferme où un grand feu est allumé. Ensemble, on se met au travail. Les plus âgés échangent les nouvelles de leurs familles, les résultats des récoltes, les dernières expériences agricoles. La lecture des lettres venues d'Europe est le moment le plus émouvant de la nuit. On se raconte aussi les histoires d'autrefois, et on chante les vieilles chansons.

De temps en temps, un créole avec sa guitare joue des airs mélancoliques. Les femmes préparent le repas et pour les jeunes c'est l'occasion de faire connaissance. Une fois le travail terminé à la lumière des étoiles, tout le monde danse. Ce n'est qu'au lever du jour et la prochaine « deschala » fixée que chaque famille, réchauffée par cette nuit de rencontre, s'en retourne chez elle.

L'exercice du tir représente une des distractions privilégiées des colons. Fondée le 19 mars 1859 sous le nom de «Tir suisse de la colonie San José», la société acquiert par la suite et encore aujourd'hui, par ses brillants résultats dans les concours nationaux, une réputation très enviée.

Les années passent, la colonie s'agrandit et prospère. Elle devient la ruche-mère d'où sortent de nombreux essaims. Pour certains, la surface est déjà trop restreinte ; c'est le cas d'Alphonse Genolet, d'Hérémence, qui part de San José pour s'établir à 200 kilomètres à l'ouest. Vingt-cinq ans plus tard, il peut faire paître ses 4000 vaches sur ses 13000 hectares. Mais Genolet éprouve une certaine nostalgie des rives pittoresques du Rio Uruguay qu'il reviendra visiter.

Après une quinzaine d'années le centre de la colonie groupe une soixantaine de maisons et prend une certaine importance commerciale. On l'appelle «La Place». C'est là que viennent les colons surtout les dimanches et les jours de fête sur des centaines de chars pour assister à la messe, faire leurs achats et écouter les publications.

Devant l'église, un crieur public monte à une tribune du haut de laquelle il annonce à haute voix les arrêtés de l'autorité, les nouvelles locales, les prix courants, les animaux perdus et trouvés, les offres et demandes de marchandises, etc. C'est le journal de la colonie. C'est un spectacle assez pittoresque que cette population venue de si loin, avec ses costumes originaux, moitié européens, moitié américains, écoutant avec attention les paroles qu'on lui adresse et qui seront avant la fin du jour répétées dans toutes les fermes de la colonie.

Des Haut- Valaisans fondent San Jeronimo

Si Esperanza et San José ont été fondées grâce à la coopération d'autorités argentines et d'agences d'émigration, la colonie San Jeronimo, qu'il est temps d'évoquer maintenant, est le fruit d'une collaboration d'un riche propriétaire et d'un paysan haut-valaisan.

C'est dans le troisième convoi du printemps 1857 qui part de Sion le 18 avril, composé de 80 personnes venant du Haut-Valais et autant du Centre du canton, que se trouvent deux frères Bodenmann, Laurent et Jean, lequel a écrit un très intéressant récit de voyages, mais le temps manque ici pour pouvoir le relater.

Du port d'Anvers les Valaisans quittent l'Europe le 3 mai. Arrivée à Buenos Aires, une partie du convoi dont Jean Bodenmann et sa famille rejoint les Valaisans installés depuis quinze jours dans les bois épineux près du fleuve à San José. D'autres familles qui avaient signé un contrat pour Corientes s'en vont dans cette province éloignée de plus de mille kilomètres où beaucoup de déceptions les attendent.

Laurent Bodenmann remonte lui aussi le Parana, mais il s'arrête à Santa Fé. Peu après son arrivée, il entre en relation avec Richard Forster, fils d'un diplomate anglais devenu propriétaire d'immenses terres dans la province de Santa Fé. En les achetant, celui-ci s'était engagé envers le gouvernement à en réserver une partie pour l'implantation de futurs colons. Après de multiples démarches, il n'avait trouvé personne voulant se risquer à occuper cette région parce qu'elle se situe à proximité de camps indiens. Forster convainc Laurent Bodenmann à faire un voyage en Suisse pour recruter des familles. Bodenmann se rend directement dans le Haut- Valais où il trouve cinq familles qui prennent avec lui le bateau au mois de mai 1858.

Après 93 jours de mer, les émigrants naviguent encore huit jours sur le Parana et lorsqu'ils arrivent à Santa Fé, ils prennent conscience des graves risques qu'ils peuvent courir. Forster, après de grands efforts, réussit finalement à les convaincre de continuer et c'est sur des charrettes qu'ils voyagent durant deux jours dans l'appréhension et vers l'inconnu. Le 15 août 1858, les cinq familles arrivent en ce lieu inhospitalier qui va devenir San Jeronimo;

- Bartolomé Blatter, de Glis, avec ses quatre enfants et son beau-frère Volker;

- Ignace Heimen, de Glis, et ses cinq enfants, huit vont encore naître en Amérique ;

- Ignace Falchini et sa famille ;

- Pierre Perrig, de Ried-Brigue, et ses douze enfants;

- Aloïs Hug, d'Ausserbin, et ses deux enfants dont un vient de naître en mer.

Ils s'installent sur des terres qui leur sont données sans redevances à condition de les travailler pendant cinq ans pour acquérir le droit complet de propriété. La situation dès le début est critique et devient de jour en jour plus déprimante. Les colons sont bien souvent privés de nourriture. Quant à l'eau, ils doivent aller la chercher à plusieurs kilomètres.

Perdus et solitaires dans cette immensité, l'inquiétude s'installe. Un jour, Bartolomé Blatter part pour Esperanza. Un mois passe sans qu'il donne signe de vie. On a du souci, car on le croit tombé dans les mains des Indiens. Puis voilà qu'il réapparaît, tout radieux, les bras largement ouverts. Quelques colons d'Esperanza l'ont accompagné pour apporter de la nourriture, des semences et quelques outils nécessaires au défrichement de la terre. Un brin d'optimisme renaît malgré l'isolement complet dans lequel ces Haut-Valaisans vont vivre encore pendant trois ans.

Le chef des 500 Indiens qui vivent à dix kilomètres de la colonie, le cacique Denis devient leur protecteur contre les incursions de ses sujets. Comme ces Indiens chrétiens ont un culte particulier pour saint Jérôme, la colonie prend le nom espagnol de San Jeronimo. C'est une des rares colonies qui n'organise pas d'expéditions punitives et exterminatrices contre les Indiens.

Mais Richard Forster veut peupler davantage ses terres; c'est pourquoi il charge à nouveau Laurent Bodenmann de se rendre en Valais pour recruter d'autres émigrants. Au mois de mai 1861, il part avec vingt familles haut-valaisannes. Deux ans plus tard, on le voit à nouveau en Valais et ce sont 27 familles qui le suivent, puis 28 en 1865. San Jeronimo compte alors 800 personnes venues presque toutes du Haut-Valais ; on la nommera d'ailleurs « la Valaisanne».

En 1869, on ensemence 3300 hectares. On possède 5200 animaux, 189 bâtiments, 29 maisons de commerce, 840 instruments de labour, 326 véhicules agricoles et 3 magasins à blé.

Trente ans après la fondation, un voyageur, Germain Lonfat, relate : « San Jeronimo se distingue de loin par une église dont les proportions et l'architecture font croire à une immense cathédrale. Nous avons vu dans la colonie comme dans celle d'Esperanza une foule de colons agenouillés sur les dalles glacées du sanctuaire, priant Dieu avec le plus grand recueillement. Autour de cette église, on voit par centaines des chevaux et des voitures élégantes pour le transport des fidèles. Le culte terminé, les colons se réunissent par petits groupes pour une fraternelle libation. Puis après avoir fait leur acquisition hebdomadaire dans divers magasins, chacun reprend gaiement le chemin de son domicile. »

Adrien de Kalbermatten a acquis une juste renommée en fabriquant la meilleure charrue, Maurice Jost est notaire et conseiller, les frères Défago ont leur commerce, Aloïs Zurbriggen fait preuve d'initiative et est considéré; après avoir rempli la fonction de juge de paix, il est à la présidence de la municipalité.

Le développement d'Esperanza

Au début, les colons ont à lutter contre de grandes difficultés. Pendant quatre ans, ils voient leurs champs envahis par les sauterelles et des incendies détruisent parfois récoltes et habitations. Ce qui leur reste ne suffit pas toujours à leur entretien et la misère s'installe dans de nombreuses familles. Ceux qui trouvent du travail ailleurs s'en vont. D'autres se mettent à faire du charbon dans la forêt voisine à l'exemple des gens du pays.

Il semble que toutes les circonstances se soient conjurées pour rendre l'existence d'Esperanza impossible. Cependant, en 1861, soit cinq ans après l'arrivée des premiers immigrants, la situation s'améliore et connaît un développement intéressant. La surface cultivée est alors de 1350 hectares et on moissonne près d'un million de kilos de blé.

Deux ans auparavant, Martin Gaspoz, ancien président de Saint-Martin, avait construit le premier moulin à farine. Il fonctionne à la puissance de l'eau et représente la première industrie de la colonie. En 1864, la fabrication du beurre est déjà très importante puisqu'on en expédie chaque jour dans les villes du pays. Jusqu'alors, les indigènes n'en avaient pas fait usage, car il était pour ainsi dire inconnu en Argentine.

En 1864, Esperanza compte 1560 habitants pour 300 familles. 600 élèves fréquentent quatorze écoles dont sept sont privées. Une première diligence fait le service deux fois par semaine jusqu'à Santa Fé et la colonie offre déjà un coup d'œil plus animé que cette ville. On y voit circuler des cavaliers des deux sexes et de tous âges ainsi que des chars de paysans attelés à la mode suisse. D'après un chroniqueur, les cabarets prennent toutefois une trop grande place dans cette animation.

Il faut relever ici le rôle important que joue un Valaisan, le juge Jean Grenon, de Champéry, qui par son intelligence et ses initiatives, favorise le développement de la colonie. Il était venu en 1856 avec sa femme et ses dix enfants qui, tous, marqueront dans divers domaines, de leur forte personnalité, le destin d'Esperanza.

Après vingt-deux ans de séjour à Esperanza, Hippolyte Berra, de Champéry, écrit : « La différence entre le Valais et l'Argentine est qu'en Valais la vie est plus ou moins difficile et pénible et qu'ici il y a l'abondance et une gaieté continuelle. Partout où la moindre volonté existe, l'aisance est manifeste. »

Et le temps s'écoule...

Les quelque 5000 Valaisans qui, en l'espace de trente ans, ont choisi de vivre en Argentine, s'acclimatent peu à peu dans leur nouvelle patrie. On arrive au demi-siècle d'existence de ces colonies marqué par des réjouissances particulières.

A San José, il n'y a plus que Vincent Micheloud comme fondateur survivant à participer aux festivités. Il était fabricant de souliers à Vex quand il partit de son village en 1857 avec sa femme Marie Rudaz et ses trois enfants et deux francs en poche. Il aura encore onze enfants en Argentine. A cause de sa belle prestance et de son influence sur les hommes, on le comparaît à un patriarche de la Bible. Son souvenir est encore vivant aujourd'hui à Vex (où on l'appelle toujours l'oncle cloutier).

Le centenaire de San José en 1957 est marqué par de grandes festivités et par l'inauguration d'un musée qui est le plus important d'Argentine ayant trait à la colonisation. Mais le Valais est bien loin. Les distances énormes, des langues différentes, deux guerres mondiales ont atténué le souvenir de cette épopée, jusqu'à l'effacer presque entièrement de la mémoire des Valaisans.

San José 115 ans après

En commençant mon exposé, j'avais signalé ma rencontre avec un prêtre argentin, curé d'une paroisse de descendants d'émigrés valaisans. C'est en Belgique, où il parfait ses études, que le Père Rougier fait la connaissance d'un de mes frères également prêtre. Apprenant mon intérêt pour tout ce qui a trait à l'émigration, il vient en Valais et me demande d'entreprendre des recherches de familles et tout ce qui concerne les départs de Valaisans vers San José.

Il rencontre le conseiller d'Etat Guy Genoud qui manifeste un très grand intérêt pour l'histoire de cette colonie. Enthousiasmé, le Père Rougier repart de notre canton emportant de la documentation et un registre que j'avais établi, où figurent près de mille noms de Valaisans partis pour San José. C'était suffisant pour que les autorités, la presse, la population de l'endroit se passionnent pour ces nouvelles venant du Valais. Il est alors décidé de marquer le 115e anniversaire de la colonie par des fêtes particulières auxquelles mon frère et moi-même sommes invités à participer en 1972.

Voilà pourquoi, un jour, nous aussi avons quitté le Valais pour l'Argentine, chargés par le Conseil d'Etat de le représenter, d'apporter son message et de remettre aux autorités et à la population un drapeau à 13 étoiles en reconnaissance du souvenir qu'elles gardent de la terre de leurs aïeux.

Je ne veux pas donner un compte rendu des fêtes officielles qui ont duré trois jours. Relevons cependant l'intérêt et l'émotion de toute la population, pour qui ces fêtes de retrouvailles ont revêtu une signification profonde.

Pourquoi les autorités et la population de San José ont-elles désiré des personnes représentant le Valais aux fêtes commémoratives de la fondation de la colonie? Que voulaient-elles manifester en les comblant d'honneur? En même temps qu'elles désiraient renouer les liens avec le Vieux-Pays, elles voulaient honorer le berceau d'où leurs aïeux étaient partis.

Elles voulaient aussi rendre hommage à ces aïeux qui ont légué à leurs descendants une terre que ne pouvait plus offrir le Valais. Jamais nous ne pourrons oublier cette population rencontrée pendant notre séjour. Nous allions en Argentine rendre visite à des descendants de Valaisans, ce sont des amis que nous avons quittés quelques semaines plus tard.

La région de San José a bien changé depuis le 2 juillet 1857. Le petit port primitif est devenu aujourd'hui la ville de Colon qui est le chef-lieu du département qui couvre 3000 kilomètres et compte environ 50000 habitants. On y trouve plus de 150 noms de familles valaisannes portés par plus de 20000 personnes.

Colon avec ses 13000 habitants connaît une activité commerciale, industrielle et culturelle florissante. A côté d'un poste émetteur de radio se trouve le siège du journal Entre Rios. La ville est très bien dotée au point de vue de l'enseignement puisqu'on y trouve plusieurs écoles secondaires, un lycée-collège et une école d'agriculture. Grâce à ses nombreux parcs, ses plages, le tourisme a pris un essor particulier ces dernières années.

Neuf kilomètres plus loin, San José a surgi de la campagne pour devenir une agréable ville de 7000 habitants. Elle connaît aussi une belle activité commerciale et culturelle. Elle abrite le musée de l'émigration qui est très visité. En plus d'entreprises artisanales, un important entrepôt frigorifique s'occupe de l'abattage du bétail et de la préparation des viandes qui sont en partie exportées vers l'Europe. Cette industrie procure du travail à près d'un millier de personnes. En 1890, la population de la colonie augmentant, de nombreuses familles décident de s'installer plus à l'intérieur des terres, à trente kilomètres de San José, et fondent Villa Elisa. C'était une entreprise hasardeuse que de s'isoler ainsi, mais l'aventure donna par la suite de très bons résultats. Tirant son revenu presque essentiellement de l'agriculture, Villa Elisa avec ses 5000 habitants, et grâce à son esprit d'initiative, développe de petites industries.

De nombreux villages sont dispersés dans la campagne. Avec les fermes, ils représentent la moitié de la population. Mais la colonie de San José, au relief gracieusement ondulé, ce sont aussi ces immenses terres de blé, de lin, de maïs parsemées de quelques orangeraies et de vignes. Ce sont ces troupeaux de bœufs d'une cinquantaine à plusieurs centaines de têtes qui paissent paisiblement toute l'année sur des terres dont la surface varie de cinquante à plusieurs centaines d'hectares. C'est le royaume de la tranquillité à proximité de la plus grande palmeraie d'Amérique du Sud.

Voilà ce qu'est devenue la colonie San José à 10000 kilomètres du Valais. Nous pouvons rencontrer partout dans les rues, dans les écoles, presque dans chaque maison, des hommes, des enfants, des femmes portant les mêmes noms que chez nous et encore bien Valaisans par leur physionomie, leur stature et leur caractère. Nous avons retrouvé le Valaisan dans sa manière de recevoir, dans cette hospitalité qui caractérise encore par endroit la population de notre canton.

La conversation s'oriente régulièrement sur le Valais. Les habitants de San José montrent beaucoup d'intérêt pour le pays de leurs ancêtres et eurent beaucoup de joie d'apprendre qu'aujourd'hui en Valais, ils ont des cousins qui portent leurs noms. Cela les réconforte aussi d'apprendre que dans le Vieux-Pays on se souvient encore des familles parties au siècle dernier.

Parmi les résultats bénéfiques des rencontres de San José, mentionnons la fondation d'une société d'histoire. Nous ne pensions pas qu'en apportant des documents tirés des archives cantonales et des lettres écrites par les colons à leurs familles relatant les faits quotidiens de la vie des pionniers, nous allions susciter l'enthousiasme parmi les jeunes épris d'histoire. Grâce à leur initiative, nous pourrons un jour connaître mieux encore le passé de ces hommes courageux qui, en même temps qu'ils s'adaptaient à une vie toute nouvelle, transmettaient à leurs descendants le souvenir et l'amour de leur lointaine terre d'origine.

Esperanza et San Jeronimo aujourd'hui

En arrivant à Esperanza, ce qui m'a impressionné, c'est sa grande place centrale et son monument majestueux élevé à la gloire des fondateurs. Voilà une agréable ville de 16000 habitants bénéficiant du revenu de l'immense production de blé et de bétail de sa campagne environnante.

Un musée des objets de la première époque légués en partie par la famille Grenon fait la fierté de la ville. Une société de tir fondée par les premiers colons déploie toujours une grande activité. L'écusson d'Esperanza est très significatif, il figure une arbalète et deux épis de blé avec une inscription «Subdivision de la proprietad ».

La particularité de San Jeronimo, c'est la prospérité et l'aisance qui se respire sur les places, dans les rues, et dans chaque habitation. Ce sont ces immenses édifices surmontés des écussons valaisans et suisses. C'est son importante industrie laitière avec sa centrale où se réceptionnent jusqu'à 180000 litres de lait par jour qui sont en partie transformés en beurre et en fromage.

San Jeronimo compte 5000 habitants dont le 95% est d'origine haut-valaisanne. La moitié parle encore le patois des ancêtres, et le 1er août est célébré avec réjouissances et solennité.

J'ai pu vivre pendant quelques jours les fêtes du lait et de la musique populaire suisse, où l'orchestre en habits folkloriques jouait nos mêmes mélodies entrecoupées de youtses et de danses.

San Jeronimo fait penser aux Walsers, ces Valaisans du Haut partis en groupes dans nos pays environnants aux XIIe et XIIIe siècles et qui ont gardé leur culture et leurs traditions.

Retrouver ses racines

Ce qui ressort de toutes ces rencontres, ce qui frappe dans toutes les questions posées, c'est le besoin de retrouver ses racines dans un pays. Le rêve de chacun est de voir le Valais, et si un voyage est organisé, il prend le sens d'un pèlerinage.

Depuis mon retour, j'ai eu maintes fois l'occasion d'accueillir des Valaisans de la pampa, impressionnés par nos montagnes et admiratifs devant la beauté de nos paysages et de nos villages. Je les ai vus surpris par l'accueil fraternel et chaleureux de leur parenté et de nos autorités, émus jusqu'aux larmes dans le cimetière où reposent leurs ancêtres. Je les ai vus repartir avec nostalgie, comme s'ils quittaient une terre où ils avaient vraiment vécu.

Cette année, la colonie de San José a 125 ans. J'avais été chargé par ses autorités, il y a quatre ans, d'apporter aux autorités valaisannes une invitation à visiter la colonie. On s'apprêtait à célébrer avec faste la commémoration de la fondation quand, malheureusement, la situation de guerre du pays obligea à restreindre les festivités.

Par la suite, j'ai reç

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  • Marianne Carron

    Une émission de Temps Présent a été réalisée par Jan-Paul Mudry en 1985 sur : " Des Valaisans en Argentine", puis en 1987- en avril ou mai- les Nouvelles, ont présenté les recherches effectuées par Sandra Gaillard, une descendante des valaisans d'Argentine, venue à Ardon pour y retrouver les traces de ses ancêtres.

  • Claude Kissling

    Consultez également: Famille ABBET, cousins en Argentine. Il s'agit des descendants de Jean-Mathieu ABBET né au Levron en 1662 et Mauricette RARD. Maurice-Anselme Frédéric ABBET né au Levron le 5 juillet 1836 et son épouse Marie-Eugénie MORET, née à Sembrancher le 27 avril 1835. Ce couple est parti de Sion vers 1868 pour l'Argentine.

  • Renata Roveretto

    Cher madame Marianne Carron, merci pour et excellent partage qui décrit très bien entres autres les difficultés survenues

    Amicalement Renata