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Rue des Limbes

1 janvier 1856
Mauro Bernardi
Mauro Bernardi
  • En 1856, l'écrivain genevois Marc Monnier (1829-1885), publie dans La Revue Suisse, un récit mettant en scène un jeune peintre établi à la rue des Limbes, dans l'ancien quartier de la Madeleine. La fin de son récit laisse planer quelques doutes sur les vraies raisons qui ont poussé cet artiste à louer une chambre dans l'un des quartiers les plus insalubres de la ville:

  • Travailleur acharné - pardonnez-moi ces détails: je m'arrête volontiers sur ce temps-là, le plus heureux de ma vie - je passais en secret, dans une petite chambre de la rue des Limbes, que vous ne connaissez pas, de longues heures bien laborieuses. Cette rue des Limbes rampe aux flancs de la Madeleine: elle est étroite, mal hantée et sombre à faire peur. Vers le milieu de la rue s'ouvre une porte de cour et sur la cour, dès l'entrée, un huis de cabaret. En ce temps-là la marchande de vin, une grosse femme qu'Eugène Sue eût volontiers croquée, louait des chambres de garçon, garnies, très-indépendantes, sans lavoir coulant. J'avais pris une de ces chambres pour dix francs par mois que je gagnais en cachette en donnant des leçons d'italien. On montait dans mon réduit par un escalier de bois, aux planchettes branlantes. La chambre avait bien quinze pieds carrés: elle était meublée d'un lit, d'une table et de deux chaises. La table faisait des tours de force pour se tenir debout. Le lit inutile renfermait toute une population que j'essayai en vain de détruire avec du tabac, du cuir, du soufre et du poivre brûlés. On me conseilla la vapeur de l'acide sulfurique versé sur le sel marin; il y eut beaucoup de morts, mais une résurrection universelle. Je résolus de vivre en paix avec mes voisins. C'est là que je tenais mon chevalet, mes couleurs et mes toiles. Le jour était détestable, deux fenêtres donnant sur une cour - mais à la guerre comme à la guerre; j'en avais pour mes dix francs. Puis j'aimais cette rue des Limbes. Le nom m'en avait charmé. J'y voyais un passage entre l'enfer universitaire et le monde des vivants. J'étais sûr que mon père, excellent cœur du reste et que j'ai bien pleuré, ne viendrait pas m'y surprendre. Je me glissais là, comme un criminel, à l'insu de tous et je prenais mille précautions pour dissimuler mon entrée dans la rue. Vous savez qu'à Genève la police secrète est fort bien faite, surtout par la plus belle moitié du genre humain. Il en résulte plus d'hypocrisie que de moralité; on apprend à bien se cacher, plutôt qu'à bien se conduire. Je poussais, moi, la cachotterie jusqu'à me laisser soupçonner de dérèglement, plutôt que d'avouer mes occupations clandestines. Ainsi je recevais de ces pauvres filles qui nous servent de modèles et qu'on appelle artistes plastiques dans cette noble Italie où on ne les méprise pas. Les jours où elles étaient venues, quand j'allais rendre ma clef à ma bourgeoise, cette vilaine femme, qui ne croyait pas à ma peinture, malgré les couleurs et le chevalet, me lançait un sourire si affreux que Courbet en aurait fait un tableau superbe. Hé bien! Je répondais à son sourire par un petit regard d'intelligence, qui flattait sa pénétration. Je passais donc dans la maison pour ce que vous comprenez, mais la maison ne s'en souciait guère: elle était borgne et louche de son bon œil. Benjamin seul possédait mon secret et venait me chercher dans mon bouge à la tombée de la nuit.

Marc Monnier, extrait de «Premières amours», publié dans La Revue Suisse - Tome XIX - 1856 - (p. 516).

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La rue de Limbes vers 1910

  • La rue des Limbes faisait partie de l'enchevêtrement de rues jouxtant le temple de la Madeleine, dans le quartier éponyme. Partant de la rue du Boule (aujourd'hui rue de la Fontaine), elle aboutissait à un angle formé par les rues du Paradis et du Purgatoire. Elle disparut lors du remodèlement du quartier, dans le courant des années 30. On pourrait localiser cette prise de vue en imaginant le photographe ayant à sa droite l'actuel Edward's café et la poste du Vieux-Collège.

BGE - Centre d'Iconographie Genevoise
Collection Willy Aeschlimann.

Le temple de la Madeleine vu depuis la rue du Vieux-Collège en 2012

  • Victime, avec la rue du Paradis, de la vague hygiéniste qui déferla sur Genève dans la première moitié du XXe siècle, l'ancienne rue des Limbes n'est plus repérable aujourd'hui que grâce aux plans de la ville antérieurs à 1930. Pour cette raison, il peut s'avérer ardu de concevoir qu'en dépit du siècle qui les sépare, les deux images ci-dessus ont bel et bien été prises depuis un même point de vue.

Photo: Mauro Bernardi (nov.2012).

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