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Souvenirs d'enfance au Château du Jonc_1

1 mars 2004
Claire Bärtschi-Flohr
Claire Bärtschi-Flohr

SOUVENIRS D'ENFANCE DU CHÂTEAU DU JONC (Grand-Saconnex/Genève) ET DE LEURS HABITANTES : Marguerite (1883/1959) et Alice (1884/1954) Archinard

MARS 2004/Claire Bärtschi-Flohr

Les morts, c'est nous….Il y a là un lien mystérieux qui fait que notre vie s'alimente à la leur. (George Sand)

Photo : tableau d'Henri Koenig représentant la grange du Jonc.

Entre 1940 et 1959, nous allions fréquemment, mes parents, mes soeurs et moi, chez « Les Tatas », au château du Jonc, sis au Grand-Saconnex, près de Genève.

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Nous y rendions visite à deux charmantes dames d'un certain âge qui habitaient dans ce très vieux château et qui étaient les belle-sœurs de notre grand-mère paternelle. Deux vieilles filles, comme on disait alors. On racontait dans la famille qu'elles avaient été toutes deux fiancées, mais que les mariages ne s'étaient jamais réalisés. Elles étaient les filles de Jean-Louis Archinard, dit du Jonc, également père de trois garçons, Théodore, Louis et Marc dit Marco, que notre grand-mère (Lina Guillard, 1887/1979, épouse Flohr puis Archinard) épousa en secondes noces, en 1919, après que son premier mari eut été tué en 1915 pendant la Première Guerre Mondiale.

Avant de posséder une voiture (ce qui advint aux alentours de 1950), nous allions au Jonc à pied, soit du chemin Bonvent où habitait notre grand-mère, soit de plus loin encore, du chemin de l'Orangerie, où nous résidions. Lorsque nous approchions de notre destination, nous quittions la route dite du Jonc pour suivre le chemin serpentant dans le bois (il devait bien mesurer deux à trois cents mètres, calculés avec des yeux d'enfant !) et découvrir au dernier moment le château. C'était magique, Nous ressentions quelque chose qui ressemblait à ce que j'ai découvert plus tard en lisant Le Grand Maulnes.

Nous nous rendions fréquemment chez les Tatas à l'heure du thé. Probablement le dimanche, seul jour de congé à cette époque. Nous étions accueillis à bras ouverts, les deux petites tatas virevoltant autour de nous, Marguerite, petite, vive, à la voix haut perchée, riant comme une gamine et Alice, plus réservée et plus lente, à la voix plus grave et à la démarche un peu chaloupée.

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Elles étaient toujours très accueillantes. Tous les enfants du village de Cointrin se rendaient aussi très souvent chez les Tatas. J'ai rencontré à l'école secondaire de Necker deux ou trois camarades de Cointrin qui parlaient avec beaucoup d'affection des « Tatas » qui leur donnaient des pommes, ou une friandise quelconque.

A cette époque, Marguerite et Alice avaient entre soixante et septante ans mais il était difficile de leur donner un âge : elles paraissaient comme hors du temps. Elles vivaient ensemble, sans grand confort, dans les conditions du début du vingtième siècle, toujours vêtues de longues jupes et tabliers, portant de grands chapeaux de paille cachant leurs cheveux gris coiffés en chignon d'où une mèche s'échappait toujours et chaussées de sandalettes assez masculines. Leur visage était frais et il y avait beaucoup de jeunesse dans leur regard. Elles ne sortaient pratiquement jamais de chez elles et je me souviens que mon père les a emmenées en voiture une fois ou l'autre chez le médecin ou le pédicure dans les dernières années de leur vie. C'était, à chaque fois, un événement. Elles ne travaillaient pas à l'extérieur, mais jardinaient et entretenaient la propriété qui leur donnait beaucoup de travail.

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Un de leurs neveux, John Archinard, peintre, vivait, avec sa première femme, Marylise, sur le premier étage (elles avaient partagé l'appartement en deux). Il s'est remarié plus tard avec celle qui est ainsi devenue la propriétaire actuelle. Au second étage, il y avait des locataires. Pendant quelques temps, mon oncle et ma tante, Pierre et Carlotte Du Pasquier-Archinard y ont habité.

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Leur cuisine était meublée à l'ancienne. Elles cuisinaient sur un potager à bois.

Je me souviens d'avoir rendu visite aux Tatas certains jeudis matins, à vélo. Je pouvais jouer alors avec une magnifique balance à deux plateaux, en cuivre, avec des poids impressionnants.

Le tableau ci-dessous fut peint par la cousine et marraine de Marguerite Archinard, le peintre Fanny Archinard (1863-1935) et se trouvait au Jonc, dans le salon. Il n'a sans doute pas été peint au Jonc, mais il rend bien l'atmosphère et le décor du Jonc tel que je l'ai connu.

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INous prenions le thé dans le salon, orné de tentures et de tableaux, encombré de canapés, de fauteuils, de tables ainsi que d'amusants petits bancs pour poser les pieds sur lesquels se prélassaient un certain nombre de chats, invités eux aussi, mais vivant et mangeant dehors, sous la galerie. Tous ces meubles évoquaient le siècle précédent. La vaisselle était belle et ancienne. Les Tatas faisaient bouillir l'eau du thé dans la cheminée. Le soir venu, les Tatas allumaient de belles lampes qui avaient été à pétrole et que l'on pouvait monter ou descendre selon les besoins.

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Souvent, quand il faisait beau, nous, les enfants, nous jouions dehors dans l'immense parc. Les terres étaient composées de champs, de bois, dans lesquels poussait de l'aïl des ours et pendaient de longues lianes. Il y avait aussi un grand potager, des vergers, des bois de bambous. C'était un terrain de jeu magnifique, nourrissant, ô combien, notre imagination et nous y avons joué passionnément aux Indiens. Je me souviens de jeux avec Yvonne Herzog, fille de Jacqueline Jeantet-Pasquet, que nous appelions la petite Yvonne pour la distinguer de sa tante Yvonne Matthey-Pasquet. Je me souviens d'une bande d'enfants mais je ne peux dire qui ils étaient. Quelquefois, nous descendions à travers champs jusqu'à la piste de décollage des avions. Des moutons paissaient là et un jour, nous vîmes une brebis qui venait de mettre au monde un agneau. Un long filet sanguinolent pendait de son arrière-train ce qui nous impressionna beaucoup.

En hiver, les Tatas ouvraient une grande et haute armoire, remplie de jouets anciens comme on n'en faisait plus. Elles possédaient aussi beaucoup de vieux livres. Ceux dont je me souviens le mieux sont les bandes dessinées avant la lettre de Rodolphe Toepffer, les aventures de Monsieur Grosbois par exemple, et d'autres que les Tatas, la famille et mon père avaient en haute estime. Et nous avions droit à une séance de lanterne magique, ancêtre du projecteur à diapositives, que mon père savait utiliser.

Le Jonc était alors une grande propriété qui s'étendait entre Cointrin et le Grand Saconnex, au chemin du même nom et jusqu'à la piste du premier aéroport (très peu développé alors). Le château est ancien. On racontait qu'un médecin du Roi Henry IV y avait séjourné. A côté du château se trouvait une grande ferme qui n'appartenait plus aux Archinard à cette époque mais à un éleveur de moutons ou de cochons, du nom de Zuccone. Chaque automne, avec mes sœurs et ma mère, nous allions ramasser des glands et des marrons que nous vendions à cet éleveur qui en nourrissait ses animaux. Nous les enfants, nous étions contents de disposer d'un peu d'argent de poche. A cette époque, pendant et après la Deuxième Guerre Mondiale de 1939/1945, beaucoup de familles vivaient très modestement.

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La plus grande partie du domaine a été vendue au début des années soixante, après le décès de Marguerite. Neuf neveux ont hérité et vendu ces terrains à la Ville de Genève, pour le développement de l'aéroport. Le cousin et neveu John Archinard, peintre, garda sa part de terrain et le château car il y habitait. Il y avait en fait sept neveux de sang mais Marguerite et Alice Archinard avaient pris la peine de faire devant notaire un testament pour y inclure leurs deux neveux d'adoption, les beaux-fils de Marco, Albert et Charles Flohr, auxquels elles étaient très attachées et qui le leur rendaient bien.

Quand Marguerite Archinard mourut, j'avais vingt ans. Elle avait eu une attaque, était paralysée et ne pouvait plus parler. Elle passa quelques jours à l'hôpital. Je lui rendis visite, remplaçant avec fierté mes parents alors en vacances. J'assistai de même à son enterrement. Au-delà de la tristesse, ce fut pour moi un moment important qui me permit de prendre conscience de mon passage à l'âge adulte.

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Ajout des photos en novembre 2012

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