Genève, 9 novembre 1932: la fusillade de Plainpalais Repérage

1 janvier 2015
Pierre Jeanneret
Partenariat Passé Simple - notreHistoire

A Genève, le 9 novembre 1932 à 21 heures 34, l'armée tire sur une foule composée de civils, faisant 13 morts et au moins 65 blessés.

Cet événement tragique, inouï dans l'histoire suisse contemporaine, suscite de multiples questions et revêt plusieurs intérêts. Il est d'abord un formidable révélateur du climat économique, social et politique de l'époque. Il pose le problème du rôle de l'armée dans le maintien de l'ordre. Il a eu d'importantes conséquences politiques et électorales. Du fait de témoignages totalement contradictoires sur le déroulement des faits, où est la vérité? Qui sont les responsables? Voilà les questions auxquelles nous allons tenter de répondre. Mais d'abord, que s'est-il réellement passé? Et dans quel contexte?

Des blessés de la fusillade du 9 novembre hospitalisés. Le manifestant au premier plan a reçu quatorze balles dans les jambes. Il s'agit de Jules Daviet, militant communiste. Inculpé, il sera condamné à quatre mois de prison en juin 1933 à l'issue des Assises fédérale. Photo: Max Kettel, Centre d'iconographie genevoise.

Le climat de 1932

On est en pleine crise économique mondiale. 1932 est «l'année noire». Il y a 12 millions de chômeurs aux Etats-Unis, 6 millions en Allemagne, près de 68'000 en Suisse, dont 10'000 à Genève, où le niveau de vie de la classe ouvrière s'est réduit d'environ 30%. La baisse des revenus imposables y est particulièrement forte: 13,4% de 1930 à 1932, contre 4,6% à Zurich, quand bien même la crise n'atteindra son maximum d'ampleur qu'en 1936. C'est le temps de la pauvreté, de la malnutrition, des soupes populaires, des locataires non solvables jetés à la rue. Les conflits de travail et les grèves se multiplient.

Le contexte politique international est sombre lui aussi. Le fascisme se montre de plus en plus menaçant. Mussolini est au pouvoir en Italie depuis 1922. Mais tout s'aggrave en 1932. En Autriche, Engelbert Dollfuss constitue en mai un gouvernement ultra-conservateur, qui en 1934 noiera dans le sang une insurrection ouvrière. En Allemagne règne une guerre civile larvée, alors que le 31 juillet les nazis obtiennent leur score électoral le plus élevé; le 30 janvier 1933, Hitler sera au pouvoir. En juillet, Salazar établit sa dictature au Portugal. En Espagne, les militaires tentent un premier pronunciamento qui annonce celui de juillet 1936.

Le climat politique est particulièrement tendu à Genève. Une série de scandales -dont celui de la Banque de Genève en 1931- éclaboussent les partis de la droite traditionnelle et l'élite de notables qui gouvernent la cité de Calvin. C'est Le Temps des Passions (titre d'une émission télévisée de Claude Torracinta et Claude Mermod qui fit grand bruit en 1977). Dans la rue, des bagarres constantes opposent militants de gauche et d'extrême droite. Cette dernière est représentée par l'Union Nationale de Georges, dit Géo, Oltramare (1896-1960). Le «Chef» de l'UN est ouvertement fasciste, antidémocrate, admirateur de Mussolini dont il singe les poses viriles. Collaborateur des Allemands pendant l'Occupation en France, il sera condamné à mort par contumace après la Libération. Son journal Le Pilori véhicule un antisémitisme violent. Le 21 juin 1930, par exemple, celui-ci s'en prend aux grands magasins en ces termes: «Après un bazar juif, un autre bazar juif. Deux ou trois maisons étrangères drainent toute l'épargne genevoise. La moitié des sommes qui se dépensent dans la ville va dans les caisses d'Israël.» L'antisémitisme jouera son rôle dans les événements du 9 novembre.

Gauche tricéphale

La gauche est formée de trois composantes. Le Parti communiste genevois (PCG), dirigé par son secrétaire général, l'avocat Jean Vincent (1906-1989), est actif mais infime en nombre de militants. Son développement est bloqué par la politique sectaire que lui impose le Komintern stalinien, politique qui consiste à désigner les sociaux-démocrates comme les principaux adversaires. Les libertaires se regroupent autour du journal Le Réveil anarchiste de Luigi Bertoni. Parmi eux, Lucien Tronchet (1902-1982) est particulièrement combatif. Leader du syndicat FOBB, il mène des grèves, pratique l'action directe contre les patrons qui ne respectent pas les conventions collectives, empêche la vente des biens de locataires mis à la rue. Mais la composante de loin la plus importante de la gauche est le Parti socialiste genevois de Léon Nicole (1887-1965). Agitateur-né, leader charismatique jouissant d'une immense popularité, ce dernier est surtout un tribun et un journaliste qui, dans le journal Le Travail, dénonce inlassablement, avec une extrême violence verbale, les «salopards», les «affairistes» au pouvoir, affirme «nettoyer» Genève et pourfend les fascistes. Il se situe nettement à la gauche du Parti socialiste suisse, avec lequel il a des relations tendues. Le «nicolisme», dont l'esprit «révolutionnaire» est surtout verbal, a fait des émules dans d'autres cantons, notamment Vaud. Un dernier élément doit être considéré si l'on veut comprendre les événements: le fort antimilitarisme qui règne alors dans les milieux populaires genevois. Il est vrai que, depuis le traumatisme de la grève générale de novembre 1918, le corps des officiers helvétiques est largement acquis aux idées d'extrême droite.

Il fallait préciser tout cela, car la fusillade du 9 novembre est incompréhensible sans cette toile de fond. Elle se révélera être le point culminant de l'affrontement à Genève entre d'une part la droite traditionnelle conservatrice et les mouvements fascistes, d'autre part la gauche socialiste, communiste et anarchiste.

Le prélude

Dans la nuit du 5 au 6 novembre 1932, l'Union Nationale colle sur les murs des affiches annonçant la «mise en accusation publique des sieurs Nicole et Dicker». Ce dernier, Me Jacques Dicker (1879-1942), avocat, l'un des dirigeants du PSG, est l'objet d'attaques antisémites d'une rare violence. Géo Oltramare appelle à le «dénaturaliser» et à le réexpédier dans sa «pouillerie de Podolie» (la région d'Ukraine où il est né). L'affiche convoque à un meeting qui doit se dérouler le 9 novembre au soir dans la Salle communale de Plainpalais, à la rue de Carouge. Elle est accompagnée de papillons dactylographiés où l'on peut lire: «L'immonde Nicoulaz et le juif Dicker et leur clique préparent la guerre civile. Ils sont les valets des soviets. Abattons-les!» Un appel qui fait penser à ceux qui ont conduit aux meurtres de Jean Jaurès en 1914 et du socialiste italien Giuseppe Matteotti en 1924. Cette provocation de l'UN va être le détonateur des événements.

Le Parti socialiste genevois s'adresse alors à l'Exécutif cantonal. Il ne demande pas directement l'interdiction du meeting de l'UN, mais, vu les graves risques que celui-ci comporte pour l'ordre public, il met le gouvernement devant ses responsabilités. Au nom de la liberté d'expression, celui-ci n'interdit pas le meeting: il doit donc s'engager à le protéger. Les 7-8 novembre, le PSG convoque une contre-manifestation.

Des troubles graves sont à craindre. Le 9 novembre au matin, le Conseil d'Etat tient séance. Craignant que la police et la gendarmerie genevoises ne soient pas suffisantes (mais était-ce vraiment le cas?), son président Frédéric Martin appelle le conseiller fédéral Rudolf Minger, chef du Département militaire, et lui demande des troupes, comme le permet l'article 16 de la Constitution fédérale. On entre alors dans un engrenage qui va se révéler fatal: l'armée, a fortiori une école de recrues, est-elle préparée à maintenir l'ordre public? C'est en effet l'ER III/1 en service à Lausanne qui est désignée. Elle est placée sous le commandement du colonel Ernest Léderrey, avec comme subordonné immédiat le major David Perret. Les hommes sont assermentés et le colonel leur précise que, le cas échéant, ils auront à tirer à balles. Certains refusent: ils seront affectés à d'autres tâches à Lausanne. Arrivée à Genève, la troupe défile en fanfare de la gare à la caserne, de manière à impressionner la population. Certains ressentiront cela comme une provocation.

La soirée meurtrière

Nous en arrivons à la soirée du 9 novembre! A 18h.30, les portes de la Salle de Plainpalais s'ouvrent, ne laissant entrer que les membres et sympathisants de l'UN. Le meeting se tiendra sans incident, hormis l'expulsion violente de quelques contradicteurs qui ont pu y pénétrer. De part et d'autre de la Salle, des chaînes ont été tendues à travers la rue de Carouge; elles sont gardées par la police et les gendarmes. Il est environ 20h. Dehors se presse une foule de 5000 à 8000 personnes, certes résolue, mais sans armes. Aucune déprédation n'est commise. Léon Nicole prononce deux discours, dont on ne connaît pas exactement la teneur. Il harangue la foule. On a retenu la petite phrase: «Tenez la rue, tenez-la bien!»

La police a-t-elle été un moment débordée? Ce n'est pas du tout certain. Après la tuerie, le Manchester Guardian du 14 novembre écrira: «Dans n'importe quelle ville anglaise, la police aurait été à même de régler une affaire aussi insignifiante». Pourtant, à 21 heures, le président du gouvernement cantonal, Frédéric Martin, décide de faire intervenir la troupe.

Dès lors vont se succéder une série d'ordres particulièrement maladroits, pour ne pas dire absurdes. Le premier émane du colonel Léderrey: il commande à la compagnie I du premier-lieutenant Raymond Burnat de pénétrer dans la foule en deux files indiennes, pour ensuite la prendre à revers. «Vous imaginez - se souviendra un militant anarchiste - des gars armés et casqués qui rentrent dans une foule un à un? Dans cette ambiance, ils se sont fait bousculer, insulter, et certains ont ramassé des coups.» Plusieurs sont légèrement blessés. Il faut relever un fait important: les quelques fusils arrachés aux soldats ne seront pas retournés contre la troupe, ils sont brisés par terre.

La troupe se replie alors vers la Place du Palais des Expositions, mal éclairée. Le gros de la foule est resté massé devant les chaînes de la rue de Carouge. Seule une cinquantaine de manifestants suivent les soldats**,** les houspillant ou les exhortant à fraterniser, à l'instar d'Henri Fürst, président du Parti communiste genevois. Au lieu de regagner ses cantonnements, la troupe - à l'initiative du premier lieutenant Burnat (et du major Perret?) - reçoit l'ordre de se placer en arc de cercle devant le bâtiment du Palais des Expositions, donc le dos au mur, au propre comme au figuré. Face à elle, une foule clairsemée de 150 à 250 personnes, dont de nombreux curieux. Seule une poignée de manifestants est à proximité immédiate des soldats, jetant du gravier et des cailloux. Les officiers et/ou les recrues ont-ils paniqué? Y avait-il un danger réel? Rudolf Minger dira devant le Conseil national: «La troupe a tiré (…) au moment où elle allait être massacrée.» Cette assertion, défendue à l'époque, a été complètement abandonnée par les historiens. Le correspondant du Manchester Guardian, à nouveau lui, écrira: «Dans ma longue expérience, je n'ai pas connaissance d'un cas où l'on a tiré sur la foule avec aussi peu de raisons. Bien plus, sans raison aucune.»

Des casques de soldats qui ont été sérieusement mis à mal par les émeutiers. Photo: Max Kettel, Centre d'iconographie genevoise.

Des manifestants ont cassé les fusils de soldats. Photo: Max Kettel, Centre d'iconographie genevoise.

Les tirsLe premier lieutenant Burnat, lui, estime sur le moment que ses hommes sont menacés. Il demande au major David Perret, qui est à ses côtés, l'ordre de tirer. Celui-ci acquiesce. Les officiers commandent deux sonneries de clairon, censées avertir la foule. Mais celles-ci ne semblent pas avoir été comprises. De toute manière, la fusillade commence immédiatement. Il est 21h.34. Le premier lieutenant a donné l'ordre: «Un coup, tirez bas, feu!» En fait, la fusillade va durer dix à quinze secondes. 102 cartouches de fusil, 30 de fusil-mitrailleur (en rafale) et 15 de pistolet sont tirées. C'est le carnage. On compte 13 morts. Les rapports d'autopsie feront état de boîtes crâniennes éclatées, d'os brisés, d'organes perforés, d'artères sectionnées. Le militant communiste Fürst a la tête à moitié arrachée par le tir du fusil-mitrailleur. On ne connaît pas exactement le nombre de blessés: officiellement 65, mais probablement une centaine. La plupart des victimes, de simples badauds, n'ont aucun rapport avec la manifestation socialiste… Relevons les propos d'un chirurgien à la Société Médicale de Genève: «Séance particulièrement intéressante. Si chacun déplore les dramatiques incidents qui ont marqué les troubles du 9 novembre, il est du moins intéressant de constater que la munition suisse est de toute première qualité. A chacun d'en faire son profit!» Sans commentaire.

Pierre Jeanneret, historien

Les treize victimes

Melchior Allemann, employé d'hôtel et militant socialiste né en 1901. - Hans Brugger, d'origine thurgovienne, né en 1904. - Albert Francis Clerc, syndicaliste et fraiseur à l'usine Gardy né en 1878. Le fils de ce Neuchâtelois faisait partie des recrues. - Henri Jacob Fürst, mécanicien et président du Parti communiste genevois. Il est né en 1894. - Émile Fernand Guignet, employé à la Société industrielle mécanique. Ce Vaudois est né en 1905. - Émile Henry, batelier au quai Wilson. D'origine vaudoise, il est né en 1877. - Edmond Auguste Junod, mécanicien à l'usine Motosacoche. D'origine vaudoise, il est né en 1904. - Alphonse Kolly, colporteur, ce Fribourgeois a été condamné en 1917 par la justice militaire pour «violation des devoirs de service». Il est né en 1891. - Jean-Pierre Larderaz, fumiste, fiché en 1931 pour «propos injurieux envers les agents». Ce Genevois est né en 1910. - Gabriel Francis Etienne Loup, maître boulanger-pâtissier au Bourg-de-Four. Il rendait visite à un ami malade. Il est né en 1876. - Oscar Albert Maurer, employé d'une banque privé, tué alors qu'il sortait d'un cours du soir. Il est né en 1908. - Édouard Auguste Quillet, manœuvre et employé à l'Armée du salut. D'origine vaudoise, il est né en 1898. - Marius Adolphe Rattaz, régent principal à Chêne-Bourg, mort le 14 novembre des suites de ses blessures. Il est né en 1895.

Le lendemain de l'émeute, une personne retrouve sur place un fragment de boîte crânienne ayant appartenue au communiste Fürst, dont la tête vola en éclat sous les balles de mitrailleuse.» Photo: Max Kettel, Centre d'iconographie genevoise.

La vitrine d'une boulangerie qui a subi l'impact de deux balles. Photos: Max Kettel, Centre d'iconographie genevoise. Photo: Max Kettel, Centre d'iconographie genevoise

D'autres articles du dossier "La fusillade de 1932" publié par Passé simple no 1, janvier 2015:

- Pierre Jeanneret, "Les lendemains de la fusillade du 9 novembre 1932"

- Pierre Jeanneret, "Qui est responsable?"

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