La famille Pierre-Humbert à Lausanne, Hôtel Richemont et Buffet de la gare Repérage

Cécile Chombard-Gaudin
Cécile Chombard Gaudin

Nous nous contentons de remonter à Aimé Pierre-Humbert, originaire de Sauges (NE) 1820-1877. Il faut noter que la famille a en général laissé tomber le « Pierre » de « Pierre-Humbert ». Il est maître d'hôtel. Il épouse Victoire Françoise Rainaud, qui est la fille d'un ancien gestionnaire des bains d'Yverdon dans les années 1830, originaire de Grasse en France. Victoire, née en 1832, meurt en 1865, à seulement 33 ans elle laisse trois orphelins, Ernest, né en 1852, Mathilde née en 1858 et Hélène en 1859.


Victoire en 1860


Ses trois enfants, Ernest, Mathilde et Hélène

Disons tout de suite que Mathilde épousera en 1878 Lucien Émery, futur propriétaire du Grand hôtel d'Aigle (http://www.notrehistoire.ch/photo/full_view/67025/ et http://www.notrehistoire.ch/photo/full_view/66976/). Hélène épousera la même année Eugène Marquis, un riche fabricant français de superbes boutons et ira vivre à Paris.

La lecture de la presse de l'époque donne les informations suivantes. Le Nouvelliste vaudois au printemps 1855 annonce l'ouverture des Bains d'Yverdon pour le 1er mai : « À cinq minutes de la ville et à proximité du chemin de fer, cet établissement se recommande par la qualité précieuse de ses eaux tant en bains qu'en boisson, douches de toute nature, et bains russes nouvellement établis. Leur efficacité est reconnue surtout dans les affections de la peau, les organes de la digestion, maladies du foie, sciatiques, rhumatismes. - Les étrangers en passage à Yverdon trouveront à se loger confortablement. S'adresser à M. Aimé Humbert, directeur ».

Il semble ne pas y être resté longtemps puisque en mai 1859, le même journal annonce : « Hôtel Richemont à Lausanne. M. Aimé Humbert ouvrira à Lausanne, fin courant, un nouvel hôtel avec terrasses et jardins, admirablement situé entre la ville et la gare, avec entrées sur le chemin de Mornex et la rue du Petit-Chêne. Une exposition abritée et salubre sur le versant méridional du coteau, une vue splendide embrassant tout le bassin du Léman ; des installations confortables, un mobilier entièrement neuf ; surtout un service soigné, sont des garanties de bien-être que M. Humbert assure â MM. les voyageurs, étrangers et du pays. Table d'hôte à une et à cinq heures. Prix de pension réduits par mois. »

Détail de l'en-tête du papier à lettre de l'hôtel en 1904.

Louis Polla dans son livre Lausanne 1860-1910 maisons et quartiers d'autrefois (Lausanne, Éditions Payot, 1969, p. 136) écrit que « l'immeuble est construit dans des vignes en 1845 par Jean-François Depierre, négociant. En 1858, son fils, Paul Depierre, le transforme en hôtel qui prend le nom de Richemont dès l'ouverture fin 1858-début 1859. Il est agrandi en direction de l'est en 1876 et transformé en appartements en 1922 ». Donc Aimé Humbert quitte alors Yverdon pour lancer ce nouvel hôtel, situé dans une situation très favorable, en hauteur et près de la gare de Lausanne. Les jardins de l'hôtel descendaient jusqu'au chemin de Mornex. En décembre 1860, un incendie endommage l'hôtel. Un autre en mai 1901 ravage la toiture et le dernier étage ! Ce type d'incendie dans les hôtels n'était malheureusement pas rare…

Le couple vivait dans une superbe villa, qui existe encore, la villa Victoire, en hommage à la jeune épouse. Elle est bâtie au milieu d'une vaste « campagne » dans le quartier de l'hôtel qui avait lui-même un très grand parc.

Une information parue dans la Revue de Lausanne du 24 novembre 1880 annonce la vente aux enchères de l'hôtel et des terrains attenants dans le cadre de la succession de François-Alexandre Ritter. L'annonce contient une description détaillée de l'hôtel : « Cet hôtel est situé dans la meilleure position de la ville, à deux minutes de la poste et de la Place St François, entre celle-ci et la gare, de la Suisse-Occidentale, avec entrées sur la rue du Petit-Chêne, passage le plus fréquenté de la gare à la ville. Il jouit d'une vue étendue sur le lac. Sa construction est de date récente. Il comprend 70 chambres de maîtres, 44 chambres de domestiques, un grand appartement pour le propriétaire ou gérant, un grand salon, un salon de lecture, salle de billard, fumoir, une vaste salle à manger de 158 mètres carrés, richement décorée, plus tous les locaux nécessaires à une exploitation d'hôtel de premier ordre. Le nombre des lits est de 143. Les terrains attenants à l'hôtel, soit les jardins, terrasses et places, ont une étendue de 102 ares 7 mètres. La mise à prix est fixée à 575,000 fr. » On peut supposer qu'à cette date, Aimé Humbert étant mort, Ernest se consacrait peut-être déjà exclusivement au buffet de la gare, dont son père s'occupait déjà.

Moins d'un an avant sa mort, Aimé Humbert s'empressait en effet d'annoncer dans le Nouvelliste vaudois du 17 juillet 1876, que le buffet de la gare de Lausanne venait d'être considérablement agrandi et que les prix, pendant toute la durée du Tir fédéral, seraient les mêmes qu'auparavant. Déjeuner, 1 fr. - Dîner de midi à 2 heures, 2 fr. 50. - À la carte, à toute heure de la journée. Service prompt et soigné.

Depuis quand en était-il responsable ? Mystère.

Aimé Humbert est mort, après une longue maladie, à 56 ans. Il est enseveli dans sa propriété. Un monument y est érigé qui a sûrement disparu, à une date inconnue, sans doute quand le parc fut loti et couvert d'immeubles.


Hélène Humbert Marquis devant la tombe de son père, Aimé Humbert

En tout cas, la succession d'Aimé est assurée au buffet de la gare par son fils Ernest, qui a 25 ans à la mort de son père. Peut-être l'avait-t-il déjà aidé ou remplacé à l'hôtel, où il a dû faire son apprentissage dans la grande tradition hôtelière de l'époque.


Sur cette vue du quartier de la gare, on voit l'hôtel Richemont à gauche des peupliers, et l'on aperçoit le toit de la villa Victoire juste devant ces peupliers.

La gare de Lausanne n'était pas celle que l'on connaît aujourd'hui. Elle était située en contrebas de l'hôtel et de son parc. Voici un détail d'une carte postale centré sur le buffet tel qu'il apparaissait alors.

Si aucune photo d'Aimé Humbert n'a été conservée dans la famille, nous en avons plusieurs de son fils Ernest : il apparaît comme un bon vivant. Il avait épousé en juillet 1878 Anaïs Béqui dont la famille (originaire aussi de Grasse !) tenait un des plus grands cafés de Lausanne, le café Noverraz, rue du Grand Chêne. Ce café louait ses salles à de très nombreuses sociétés qui s'y réunissaient. L'hôtel Terminus aurait été construit à son emplacement ?

Ernest Humbert photographié par Fred Boissonnas et avec sa femme Anaïs Béqui.

Ernest sera responsable du buffet de la gare jusqu'à la fin de 1893. Il vit dans la maison familiale, la villa Victoire. Il avait de nombreuses autres activités et passions que l'on découvre au fil des journaux de l'époque.

• Il est membre actif de la société de photographie de Lausanne (Annuaire général de la photographie. France-Belgique-Suisse, 1ère année, Paris, Plon, 1892), qui comptait une quarantaine de membres.

• Il fait partie de la Société vaudoise d'horticulture.

• En 1900 il est président de la Société vaudoise d'apiculture.

• En 1887 il obtient un 1er prix pour ses collections spéciales de poires et de pommes :,

• La même année il obtient à l'exposition ornithologique de Bâle un premier prix, quatre seconds prix et un troisième pour ses pigeons et ses poules.

Et toujours en 1887, à l'Exposition canine de Zurich, il reçoit un 2e prix pour un barbet royal (caniche noir). Il en est si fier qu'il va se faire photographier avec le dit caniche !


Ernest, son chien et sa médaille…

• En 1888, à l'exposition ornithologique de la Chaux-de-Fonds sont distingués ses paons blancs et mouettes chinoises… et en 1889 à Lausanne c'est le tour de sa collection de poules et de pigeons qui obtient un prix d'honneur.

En 1890, l'Exposition suisse d'ornithologie à Bâle lui attribue un premier prix pour un lot de Hambourg (Goldsprenkel) et pour Bantam (Sebright) argentés. On demande l'aide de spécialistes !

La « campagne » qui entourait sa villa devait être très « peuplée » !

Une photo le montre aussi en "gymnaste", tout de blanc vêtu, lors d'une occasion non identifiée (http://www.notrehistoire.ch/photo/full_view/68230/)

Fournissait-il les cuisines du buffet de la gare avec ses propres volailles ? En tout cas, il ne négligeait pas non plus le vin ! Et là, la reconnaissance est internationale : en mars 1892, il obtient le premier prix d'honneur pour sa « riche collection de vins vaudois » à l'exposition internationale de Bruxelles.

Dans un tout autre genre, le Nouvelliste vaudois du 14 avril 1887 informe que « La commission de publicité du Tir fédéral a concédé le Journal officiel du tir à M. Ernest Humbert. Ce dernier en a confié la rédaction en chef à M. John Kaufmann, professeur, et s'est, en outre, assuré le concours d'écrivains avantageusement connus et appréciés, et d'artistes tels que MM. Viollier, Dunki et Jeanmaire. »

Son jour de gloire a peut-être été finalement le passage du train de la reine Victoria en gare de Lausanne le 23 avril 1890. Grâce au site Scriptorium.ch et aux journaux qu'il permet de consulter, tous les détails en sont connus**.** La reine est en route pour Darmstadt où elle doit rencontrer son petit-fils Guillaume II.

Feuille d'avis de Lausanne, mardi 22 avril 1890 : « On procède aujourd'hui à la gare aux derniers préparatifs pour la réception de la reine d'Angleterre. M. Humbert, l'habile tenancier du Buffet, a fait décorer les abords de cet établissement d'une manière très élégante au moyen de plantes de serre fournies par M. François Pittet, jardinier. On a construit, droit en dessous de l'ancien hôtel des Alpes, une estrade à l'usage des délégués de la colonie anglaise et des invités. Le wagon royal s'arrêtera en effet un peu avant le Buffet. C'est en cet endroit que la réception aura lieu. La reine d'Angleterre arrivera à 7 h. 55 à Lausanne en compagnie d'une suite nombreuse. M. Humbert a été chargé de servir le dîner. La reine restera dans son wagon, en compagnie de sa fille la princesse de Battenberg. Quant au prince de Battenberg et à sa suite personnelle, ils seront reçus dans le salon réservé du Buffet. L'entrée de la gare sera rigoureusement interdite à toutes les personnes non munies de cartes spéciales.

[…] un dîner sera servi à Sa Majesté et à sa suite par M. Ernest Humbert, tenancier du buffet de la Gare. Afin d'éviter l'encombrement qui ne manquerait pas de se produire, l'administration du chemin de fer a décidé de n'accorder l'entrée de la gare qu'à un nombre limité de membres de la colonie anglaise, munis de cartes qu'on peut se procurer à la librairie Th. Roussy. »

Feuille d'avis de Lausanne, 23 avril 1890 : « La reine Victoria à Lausanne. La colonie anglaise avait préparé une chaude réception à la reine Victoria qui devait faire hier soir une courte apparition à la gare de Lausanne. - On avait installé une tribune au bord de la voie, contre le talus de l'ancien hôtel des Alpes ; des guirlandes de lanternes vénitiennes multicolores s'étendaient sur un long espace à l'endroit même où l'on présumait que le wagon royal s'arrêterait : sur un transparent, on lisait en grandes lettres cette bienvenue à la gracieuse souveraine : God save the Queen (Dieu préserve la reine) ! En outre, les abords du Buffet avaient été transformés en un véritable jardin anglais par les soins intelligents de M. Humbert, aidé de M. F. Pittet. En ville même, et aux abords, nombre de maisons habitées par des sujets de la reine Victoria étaient illuminées et pavoisées de drapeaux aux couleurs de la Grande-Bretagne. Malheureusement la pluie, qui s'était mise de la partie dès l'après-midi, a continué à tomber avec une persistance désobligeante pendant toute la soirée et a forcé de modifier quelque peu le programme de la réception. Du reste, le mauvais temps n'a pas retenu les curieux et les badauds. Les abords de la ligne, près de Lausanne, étaient occupés dès sept heures par une foule compacte qui salua de ses bravos le passage du train royal. Parti d'Aix-les-Bains à 4 heures de l'après-midi, le convoi, après un arrêt de dix minutes seulement à la gare de Genève, est arrivé à Lausanne à 7 h. 55 précises. Il se composait de deux voitures du P.-L.-M., dites salons-royaux, de cinq voitures lits-salons, de deux fourgons à bagage et d'un wagon où se trouvait un petit âne qui suit la reine dans toutes ses excursions. Près de quatre cents personnes étaient groupées au-dessous de l'hôtel des Alpes pour attendre l'arrivée de Sa Majesté. Mais, comme il pleuvait, le train continua sa marche jusque sous le couvert de la gare, au milieu des acclamations et tandis que le Corps de Musique exécutait le God save the Queen. La reine Victoria se trouvait dans un des wagons-salons en compagnie de la princesse Béatrice, sa fille. M. Galland, vice-consul d'Angleterre, a présenté à Sa Majesté les délégués de la colonie anglaise et lui a remis une adresse écrite sur parchemin. […] Un des enfants de M. Galland a présenté à la reine une superbe corbeille de fleurs. La reine a remercié et a embrassé le bébé sur les deux joues. La reine a dîné dans sa voiture, dont les stores étaient soigneusement baissés. Elle était servie par les gens de son escorte, de superbes Indiens dans le pittoresque costume de leur pays. Le prince de Battenberg et les autres personnages de la suite ont mangé au Buffet à trois tables différentes. Les uns et les autres ont paru complètement satisfaits de l'excellent repas que leur avait préparé M. Humbert. Notons, en particulier, que le vin de Dézaley, dont plusieurs bouteilles figuraient sur la table, a été trouvé excellent. Après le diner, qui n'a guère duré plus d'une demi-heure, les stores des portières ont été levés, et la reine a bien voulu se montrer à la foule, qui a éclaté en applaudissements bruyants. Sa Majesté a salué très gracieusement. A 9 ¼ heures, le train se mettait en marche et quittait lentement la gare, au milieu des vivats enthousiastes des assistants, à la lueur des feux de Bengale, et pendant que le Corps de Musique exécutait encore une fois l'hymne national anglais. La reine d'Angleterre est arrivée ce matin, à 8 heures, à Darmstadt, but de son voyage. Victoria I, reine de la Grande-Bretagne et d'Irlande, impératrice des Indes, est née le 24 mai 1819. Elle est donc âgée de 71 ans. Sa Majesté a l'air fort bienveillant. Elle était vêtue d'un costume de voyage de couleur noire fort simple. Quant à la princesse Béatrice, c'est la fille cadette de la reine, qui a eu neuf enfants. Le Corps de Musique, après s'être fait entendre à la gare, est remonté en ville après 9 heures et est allé jouer quelques airs devant la demeure du vice-consul anglais, rue de Bourg, maison Boussy. Le bâtiment était illuminé et orné du pavillon de la Grande-Bretagne. À la gare, le service de surveillance avait été très bien organisé. Tout s'est passé dans le plus grand ordre, grâce au zèle des employés et du détachement de gendarmerie qui était de service à cette occasion. »

Nouvelliste vaudois 23 avril 1890 : « La reine est vêtue d'une robe de soie noire toute simple. Elle est coiffée d'un bonnet de dentelles noires, non moins simple, dont les deux rubans servant d'attache sont rejetés en arrière, et qui laisse à découvert deux bandeaux de cheveux gris. Elle est très corpulente, de grandeur moyenne, gracieuse, très vive encore. Son visage est fleuri, grassouillet, rose et frais, assez ressemblant aux portraits qu'on en voit. Le front est large, élevé, sillonné de quelques rides obliques, les yeux petits, la bouche aussi, le menton triple. La reine paraît porter fort allègrement ses 71 ans. »

La Revue, organe du parti démocratique et fédéraliste vaudois, 24 Avril 1890

Ernest Humbert meurt le 18 août 1927 « après une courte maladie ». Depuis 1920, des appartements étaient loués dans la grande villa Victoire. Ce tableau représentant la villa Victoire, peint en 1875 par Édouard Mentha, était dans la famille et ce n'est que très récemment que j'ai pu identifier de quelle maison il s'agissait…

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  • Caroline Diane Linder

    Merci infiniment pour votre travail de recherche passionnant et les illustrations fournies. Passionnée d'histoire, je ne peux que me délecter d'un tel article, bravo.

9 mai 2015
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